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Il s'agit toujours, comme vous voyez, de justifier le philosophe Sénèque d'avoir justifié le parricide de Néron, et l'on n'a pas mieux réussi à l'un qu'à l'autre. Voilà, par exemple, une parité plaisamment établie. Qu'il y ait en tout temps des princes dissolus, ou même méchans, cela est trèspossible; mais d'abord, depuis Charles IX. et Philippe II, je crois qu'il serait difficile de trouver en Europe un souverain que l'on pût, sans une extrême injustice, rapprocher de Néron, et ce parallèle est déjà fort indécent. La dissolution des mœurs est très-condamnable, mais beaucoup moins que la barbarie sanguinaire. C'est dans le secret des tribunaux de la pénitence que les ministres du Très-Haut exercent leur animadversion contre les fautes particulières, et dans la chaire contre la corruption générale. Confondre ici les mauvaises mœurs avec les grands crimes, est un paralogisme impardonnable: il ne l'est moins de supposer si faussement que les remontrances de Sénèque ne furent point appelées, comme on n'appelle point en effet celles d'un confesseur pour prendre une maîtresse. Sénèque fut si bien appelé en délibération sur le parricide, qu'il ne sut autre chose que demander à Burrhus s'il fallait en donner l'ordre aux soldats1; et c'était là, je crois, ou jamais,

pas

1 Sciscitari Burrhum, an imperanda militi cædes

esset?

le moment des remontrances. Mais ce qu'il y a ici de plus fort en déraison, c'est qu'il ne s'agit pas d'opposer à Sénèque le silence des ministres du Très-Haut, qui ne l'ont jamais gardé pour de bien moindres attentats, à moins qu'ils ne fussent indignes de leur ministère, ce qui n'entre pas dans l'hypothèse de Diderot : il s'agit de nous persuader qu'un prélat chrétien se chargerait, comme le philosophe païen, de l'apologie publique d'un grand crime public; et il n'y a rien dans tout le raisonnement de Diderot qui en donne le moindre indice. Est-ce seulement habitude de raisonner mal? Non; c'est de plus ici l'envie de calomnier les prêtres chrétiens. Ce serait bien inutilement qu'on retracerait en leur faveur, parmi tant d'exemples de la plus héroïque fermeté, le plus mémorable de tous, la conduite de saint Ambroise à l'égard de l'empereur Théodose. Avec des adversaires tels que les nôtres, ce serait perdre le temps et les paroles; ils n'ont pas le sentiment de cette grandeur : Dieu et la religion gâtent tout aux yeux de ceux pour qui la religion n'est rien que superstition, fanatisme et hypocrisie.

Ce même écrivain, si indulgent pour celui qui plaida publiquement en faveur du plus grand des forfaits, ne vous semblera-t-il pas un peu plus que sévère envers ceux qui, dans l'oraison funèbre, dissimulent des fautes et des faiblesses qui appartiennent au tribunal de l'histoire, et non pas à la

chaire évangélique; envers les orateurs chrétiens, qui quelquefois exagèrent la louange ou affaiblissent le blâme dans ces discours de cérémonies consacrés à la mémoire des princes de la terre? Sans doute il ne faut jamais blesser la vérité, surtout dans un ministère d'édification, et vous avez vu que je me suis permis moi-même ce reproche quand nos grands orateurs du dernier siècle m'ont paru y avoir donné lieu; ce qui heureusement est assez rare. Mais, en avouant cette faute, pourrons-nous excuser le genre de punition que Diderot propose, ou plutôt qu'il appelle sur la tête des panégyristes complaisans avec des cris de fureur? « Si le peuple » avait un peu d'àme, il mettrait en pièces l'ora»teur et le mausolée. Voilà la leçon, la grande

>>

leçon qui instruirait le successeur. » Vous voyez s'il y a beaucoup de différence entre les grandes leçons de la philosophie et les grandes mesures de la révolution... Qu'il paraisse donc, qu'il se lève; l'impudent qui osera le nier... J'abandonne à vos réflexions tout ce qu'il y a d'horreurs contenues dans cette phrase. Et croyez-vous que ce soit la seule de ce genre? En voici d'autres. «< Sénèque dit >> que le désespoir des esclaves immole autant de >> victimes que le caprice des rois ; je le désirerais.

Il demande si l'esclave a sur son maître le droit » de vie et de mort: qui peut en douter? Puis» sent tous ces malheureux, enlevés, vendus, ache»tés, revendus et condamnés au rôle de la bête

XVIII.

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» de somme, en étre un jour aussi fortement » persuadés que moi! »

Il suffit d'être juste et humain pour condamner l'esclavage des noirs, dont on a fait depuis trois cents ans un moyen de richesse pour nos colons des deux Indes. Une politique plus sage, d'accord avec l'humanité et la religion, a fait voir que rien de ce qui est fondé sur l'injustice et l'oppression ne peut être un bien réel. L'appauvrissement et la décadence sensible de l'Espagne, dont l'exemple fut la première source du mal, en est la preuve et la punition; et la population et l'agriculture ont assez perdu dans les états d'Europe qui ont des colonies riches et étendues, pour donner de nouveaux aperçus sur la mesure qu'il convient d'apporter dans ces sortes d'établissemens lointains, afin qu'ils ne nuisent pas à la mère-patrie.

Mais quoique nous devios adorer la Providence dans tous les desseins de sa sagesse pour instruire et châtier les hommes, ceux dont elle se sert ici-bas comme instrumens de sa justice n'en sont pas moins coupables; et les plus coupables, à ses yeux, ce sont ceux qu'un orgueil pervers met toujours en première ligne dans la marche des fléaux qu'elle permet. Et de qui veut-on qu'elle se serve pour le mal qu'elle seule ne saurait faire, ! et dont elle seule peut tirer un bien? Sera-ce des bons, des sages? Leur partage ici-bas est de souffrir le mal et d'en gémir, même après qu'ils ont

contribué, avec l'aide du ciel, à le réparer. Son glaive est donc dans la main des méchans; quand il veut frapper, il n'a d'autre chose à faire que de les abandonner à eux-mêmes, abandon que l'excès de leur orgueil rend très-légitime; il n'a qu'à livrer les chefs à leur profond aveuglement, la horde exécutrice à toute sa férocité, et le reste à sa faiblesse naturelle, qu'il n'est pas obligé de soutenir, quand on ne sait pas même le lui demander. Cet ordre est irrépréhensible, et le mal règne. C'est alors que des hommes accrédités sous le titre de philosophes en viennent à ce degré de délire, d'ordonner des millions de meurtres et le ravage de cent contrées pour la cause de l'humanité; c'est alors que les Diderot, les Pechmėja 1, les Raynal, et après eux cent déclamateurs, et après eux la Société des Amis des Noirs, s'imaginent corriger les passions basses en armant toutes les passions furieuses, et ne se doutent même pas que le remède qu'ils prescrivent est cent fois pire que le mal; c'est alors qu'un écrivain sanguinaire, dans le calme de la réflexion et du cabinet, désire tranquillement que les révoltés fassent une multitude de victimes, sans doute parce que ce n'est pas assez de celles que peut faire la tyrannie; et cet écrivain ne s'aperçoit pas que son vœu, si froide

' Celui qui a fait le morceau de la traite des Nègres dans l'Histoire philosophique des deux Indes..

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