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dictait ce premier jet, qu'il oubliait nécessairement bientôt après, restait à peu près tel qu'il était sorti de son génie. Le poème fut ainsi conduit à sa fin par inspirations et par dictées; l'auteur ne put en revoir l'ensemble ni sur le manuscrit ni sur les épreuves. Or il y a des négligences, des répétitions de mots, des cacophonies qu'on n'aperçoit, et, pour ainsi dire, qu'on n'entend qu'avec l'oeil, en parcourant les épreuves. Milton isolé, sans assistance, sans secours, presque sans amis, était obligé de faire tous les changemens dans son esprit, et de relire son poème d'un bout à l'autre dans sa mémoire. Quel prodigieux effort de souvenir! et combien de fautes ont dû lui échapper!

De là ces phrases inachevées, ces sens incomplets, ces verbes sans régimes, ces noms et ces pronoms sans relatifs dont l'ouvrage fourmille. Le poète commence une phrase au singulier et l'achève au pluriel; inadvertance qu'il n'aurait jamais commise s'il avait pu voir les épreuves. Pour rendre en français ces passages, il faut changer les nombres des pronoms, des noms et des verbes; les personnes qui connaissent l'art savent combien cela est difficile. Le poète ayant à son gré mêlé les nombres a naturellement donné à ses mots la quantité et l'euphonie convenables; mais le pauvre traducteur n'a pas la même faculté; il est obligé de mettre sa phrase sur ses pieds: s'il opte pour le singulier, il tombe dans les verbes de la première conjugaison, sur un aima, sur un parla, qui viennent heurter une voyelle suivante; s'en tient-il au pluriel, il trouve un aimaient, un parlaient, qui appesantissent et arrêtent

la phrase au moment où elle devrait voler. Rebuté, accablé de fatigue, j'ai été cent fois au moment de planter là tout l'ouvrage. Jusqu'ici les traductions de ce chef-d'œuvre ont été moins de véritables traductions que des épilômes ou des amplifications paraphrasées dans lesquelles le sens général s'aperçoit à peine, à travers une foule d'idées et d'images dont il n'y a pas un mot dans le texte. Comme je l'ai dit1, on peut se tirer tant bien que mal d'un morceau choisi; mais soutenir une lutte sans cesse renouvelée pendant douze chants, c'est peut-être l'œuvre de patience la plus pénible qu'il y ait au monde.

Dans les sujets rians et gracieux, Milton est moins difficile à entendre, et sa langue se rapproche davantage de la nôtre. Toutefois les traducteurs ont une singulière monomanie: ils changent les pluriels en singuliers, les singuliers en pluriels, les adjectifs en substantifs, les articles en pronoms, les pronoms en articles. Si Milton dit le vent, l'arbre, la fleur, la tempête, etc., ils mettent les vents, les arbres, les fleurs, les tempêtes, etc.; s'il dit un esprit doux, ils écrivent la douceur de l'esprit; s'il dit sa voix, ils traduisent la voix, etc. Ce sont là de très petites choses sans doute; cependant il arrive, on ne sait comment, que de tels changemens répétés produisent à la fin du poème une prodigieuse altération; ces changemens donnent au génie de Milton cet air de lieu - commun qui s'attache à une phraséologie banale.

1 Avertissement, tome I de l'ESSAI.

Je n'ai rien ajouté au texte; j'ai seulement quelquefois été obligé de suppléer le mot collectif par lequel le poète a oublié de lier les parties d'une longue énumération d'objets.

J'ai négligé çà et là des explétives redondantes qui embarrassaient la phrase sans ajouter à sa beauté, et qui n'étaient là évidemment que pour la mesure du vers: le sobre et correct Virgile lui-même a recours à ces explétives. On trouvera dans ma traduction synodes, mémoriaux, recordés, conciles, que les traducteurs n'ont osé risquer et qu'ils ont rendus par assemblées, emblèmes, rappelés, conseils, etc.; c'est à tort selon moi. Milton avait l'esprit rempli des idées et des controverses religieuses; quand il fait parler les Démons, il rappelle ironiquement dans son langage les cérémonies de l'Église romaine; quand il parle sérieusement, il emploie la langue des théologues protestans. Il m'a semblé que cette observation oblige à traduire avec rigueur l'expression miltonienne, faute de quoi on ne ferait pas sentir cette partie intégrante du génie du poète, la partie religieuse. Ainsi, dans une description du matin, Milton parle de la charmante heure de Prime: je suis persuadé que Prime est ici le nom d'un office de l'Église; il ne veut pas dire première: malgré ma conviction, je n'ai pas risqué le mot prime, quoique à mon avis il fasse beauté, en rappelant la prière matinale du monde chrétien.

L'astre avant-coureur de l'aurore

Du soleil qui s'approche annonce le retour,

Sous le pâle horizon l'ombre se décolore:

Lève-toi dans nos cœurs, chaste et bienheureux jour.
RACINE.

Une autre beauté, selon moi, qui se tire encore du langage chrétien, c'est l'affectation de Satan à parler comme le Très-Haut; il dit toujours ma Droite au lieu de mon bras : j'ai mis une grande attention à rendre ces tours; ils caractérisent merveilleusement l'orgueil du Prince des ténèbres.

Dans les cantiques que le poète fait chanter aux Anges et qu'il emprunte de l'Écriture, il uit l'hébreu, et il ramène quelques mots en refrain au bout du verset. Ainsi praise termine presque toutes les strophes de l'hymne d'Adam et d'Eve au lever ¡du jour. J'ai pris garde à cela, et je reproduis à la chute le mot louange : mes prédécesseurs, n'ayant peut-être pas remarqué le retour de ce mot, ont fait perdre aux vers leur harmonie lyrique.

Lorsque Milton peint la création, il se sert rigoureusement des paroles de la Genèse, de la traduction anglaise; je me suis servi des mots français de la traduction de Sacy, quoiqu'ils diffèrent un peu du texte anglais en des matières aussi sacrées, j'ai cru ne devoir reproduire qu'un texte approuvé par l'autorité de l'Église.

1

J'ai employé, comme je l'ai dit encore 1, de vieux mots; j'en ai fait de nouveaux pour rendre plus

,

fidèlement le texte : c'est surtout dans les mots

Avertissement, tome I de l'ESSAI.

négatifs que j'ai pris cette licence on trouvera donc inadoré, imparité, inabstinence, etc. On compte cinq ou six cents mots dans Milton, qu'on ne trouve dans aucun dictionnaire anglais. Johnson, parlant du grand poète, s'exprime ainsi :

Through all his greater works there prevails an uniform peculiarity of DICTION, a mode and cast of expression which bears little resemblance to that of any former writer, and wihch is so far removed from common use, that an unlearned reader, when he first opens his book, finds himself surprised by a new language.... Our language, says Addison, sunk under him.

<< Dans tous les plus grands ouvrages de Milton pré>> valent une uniforme singularité de diction, un mode » et un tour d'expression qui ont peu de ressemblance » avec ceux d'aucun écrivain précédent, et qui sont si » éloignés de l'usage ordinaire, qu'un lecteur non let» trẻ, quand il ouvre son livre pour la première fois, » se trouve surpris par une langue nouvelle..... Notre » langue, dit Addison, s'abat (ou s'enfonce ou coule » bas) sous lui. »

Milton imite sans cesse les anciens; s'il fallait citer tout ce qu'il imite, on ferait un in-folio de notes : pourtant quelques notes seraient curieuses et d'autres seraient utiles pour l'intelligence du texte.

Le poète, d'après la Genèse, parle de l'Esprit qui féconda l'abîme. Du Bartas avait dit :

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