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à l'agrandissement de Spalato, et le clocher de l'église de Saint Doimi a été presque entièrement construit avec les débris de l'antique cité.

A ma seconde visite à Spalato, le vent nous ayant forcés de relâcher dans cette seconde rade qu'on appelle la rade degli Paludi, j'ai passé une agréable matinée dans un couvent de franciscains, cet ordre à qui j'ai dû, en Syrie, une si heureuse hospitalité. Le supérieur, apprenant qu'un voyageur désirait voir son religieux établissement, est venu lui-même à moi en me tendant la main. Il m'a promené de corridor en corridor dans cette vaste maison, qui pourrait contenir une nombreuse corporation, et qui n'est habitée seulement que par trois frères, lesquels n'ont pour subsister que les dons volontaires des fidèles. Puis il m'a conduit dans sa bibliothèque, dont la composition annonce un goût éclairé; puis à la sacristie, où l'on garde avec soin deux livres d'une rare beauté. Ce sont deux énormes missels in-folio, écrits lettre par lettre avec une netteté que nulle typographie ne peut surpasser, et ornés, presque à chaque page, de guirlandes, de couronnes de fleurs d'une grâce de composition et d'un éclat de couleur étonnants. Ces deux manuscrits, qu'on peut mettre en parallèle avec les plus charmantes œuvres du moyen-âge, furent faits au dix-huitième siècle, par un des membres de la communauté. Quelques jours avant de mourir il y travaillait encore. C'était un monument, noble et pur monument, qui fait revivre sa piété et admirer sa patience.

Du port des Paludi, nous arrivons en trois heures à l'île de Lesina. Les Grecs de Pharos y jetèrent une colonie et lui donnèrent le nom de Pharia. Plus tard, l'île païenne devint le refuge d'une quantité de chrétiens poursuivis par les arrêts de persécution des empereurs, et fut appelée la Pharia sacra. Puis elle fut prise par les pirates narentins, puis gouvernée par des seigneurs, et, en 1431, cédée par l'un d'eux, Aliota Capenna, au gouvernement de Venise. Pendant les longues guerres que la reine de l'Adriatique eut à soutenir contre les Turcs, elle assemblait là les escadres qu'elle se préparait à lancer sur les parages ennemis; et lorsque ces guerres furent finies, Lésina resta pour elle une des principales stations des navires qu'elle employait à protéger le commerce de l'Adriatique.

L'i'e a environ quatorze lieues de longueur et deux seulement de largeur. Elle produit des figues dont on vante la saveur, de l'huile de romarin qui est employée dans la fabrication des savons fins, et un vin très-renommé en Dalmatie, qu'on appelle vino di Spiaggia. Elle produit en outre de l'huile, du miel, du safran et des céréales.

La petite ville qui en est le chef-lieu est encaissée au fond d'une baie dans un cercle de rocs comme dans une chaudière. De son administration vénitienne elle a gardé plusieurs vestiges: un élégant portique

construit par Sanmichel pour être une de ces loges où les magistrats s'assemblaient en conseil, rendaient la justice, et le lion de SaintMarc, ce fameux lion aux ailes ouvertes, au muffle aigu, aux griffes serrées, que l'on trouve à Zara, à Sebenico, partout où Venise a régné. Malgré l'importance de sa situation, Lesina n'était encore au siècle dernier protégée que par une citadelle élevée par les Espagnols lorsqu'ils s'associèrent aux Vénitiens pour combattre les Turcs, et qui a conservé le nom de Spagnuolo.

Les Français ont bâti, sur un des coteaux qui dominent la ville, le fort San-Nicolo. L'Autriche, à la suite de la bataille d'Austerlitz, nous abandonnait la Dalmatie, et nous étions obligés de disputer cette nouvelle conquête à l'opiniâtre inimitié des Russes et des Anglais.

Le 29 avril 1807, un vaisseau russe, escorté de plusieurs autres bâtiments de guerre, entra dans le port de Lésina et somma la place de se rendre. Nos soldats n'avaient alors d'autres moyens de défense que le fort de Spagnuolo et une petite batterie. Ils résistèrent cependant si vaillamment aux Russes qu'ils les obligèrent à se retirer. Un an après, les troupes du tsar abandonnaient les parages de la Dalmatie. Les Anglais plus tenaces s'établirent au sud de Lesina, dans cette bande de terre allongée comme un canon de fusil, qu'on appelle l'île de Lissa. Là, ils firent des retranchements, là ils amassèrent des munitions, de là ils s'efforçaient de souffler de toutes parts contre nous le feu de la guerre. De là enfin, ils se jetaient de côté et d'autre sur tous les points dont nous prenions difficilement possession, harcelaient nos soldats, capturaient nos navires.

Ce repaire de nouveaux Narentins, les Français devaient nécessairement aspirer à l'abolir. Au mois de mars 1811, une escadre partit d'Ancône pour s'emparer de Lissa. Par sa trop vive ardeur à engager le combat, le valeureux capitaine Dubourdieu, qui commandait l'expédition, échoua dans son entreprise; lui-même y périt, noblement frappé d'une balle sur le pont de son bâtiment. Son escadre fut anéantie, et les Anglais conservèrent leur île de Lissa jusqu'en1844. Je n'ai, je le déclare, pas la moindre envie de me poser en patriote. Cet adjectif a été, depuis plus d'un demi-siècle, trop profané pour qu'en essayant de le mériter, je ne redoute de toucher à une de ces honteuses souillures. Cependant je dois le dire, au risque de commettre une phrase de patriote, je ne puis voir sans une impression pénible un lieu qui me rappelle un des accidents ou une des douleurs de la France; car la France, telle qu'elle soit, c'est notre chère terre à nous qui y sommes nés et qui y mourrons si à Dieu plaît; c'est la lumière avec ses ombres, c'est le fleuve généreux avec ses immondices, c'est le noble métal de la fournaise avec ses scories; c'est la France, ô Seigneur! telle que vous l'avez faite dans vos grands et mystérieux

desseins, le plus ardent foyer, après tout, et le plus noble cœur de l'humanité.

Avec cette pensée de patriotisme, je m'éloigne des sinistres rives de Lissa, et je vais aborder dans une autre île où nos vieux vétérans soutinrent contre les Russes une lutte plus glorieuse. C'est l'île de Curzola, qui, dans son espace restreint, me rappelle à la fois l'industrie nautique de Lussino et la végétation de Spalato.

A la pointe d'un promontoire, entouré de collines où verdoient des forêts de pins, de cyprès, de lentisques, s'élève la petite ville qui s'est fait au loin un renom par ses constructions navales. Elle est obligée de faire venir de l'Istrie ou de l'Albanie ses bois de charpente; mais ses ouvriers sont si habiles que nul armateur, désireux d'avoir un bon bateau, n'hésite à le leur payer plus cher qu'à d'autres. Ce sont eux qui font toutes les chaloupes du Lloyd. Ils construisent aussi des bâtiments côtiers et des navires d'une plus grande dimension. Sur leurs chantiers, j'en ai vu un de 450 tonneaux. Une nouvelle ville active, intelligente, ville d'ingénieurs, de charpentiers et de voiliers, s'est peu à peu formée sur les contours de la rade au pied de la primitive cité, serrée dans ses remparts comme un enfant dans ses langes. Ainsi que la plupart des cités dalmates, elle a dû se tenir en garde contre plus d'une invasion, en ces longs temps de guerre oùl'on vit tour à tour les empereurs grecs, les Hongrois, les Génois, les Turcs, les Vénitiens se disputer la possession de l'Adriatique, les pirates y promener leur cruel pavillon, et de petits seigneurs rapaces joindre à tant de conflits un nouvel élément de désordre pour leurs ambitieuses prétentions. Dès le dixième siècle, les Vénitiens s'étaient emparés de l'île de Curzola, dont quelques historiens font remonter la colonisation jusqu'aux Phéniciens; mais Venise n'était pas toujours en mesure d'assurer une protection efficace aux pays qu'elle s'enorgueillissait de soumettre àson pouvoir. En 1298, sous les murs même de Curzola, une de ses flottes fut battue par les Génois, et le provéditeur André Dandolo fut fait prisonnier. Les Génois le chargèrent de chaînes, et ils se réjouissaient de le ramener dans leur port pour le donner en spectacle à leurs concitoyens; le fier Vénitien ne leur laissa point cette joie : un jour il se précipita contre un des mâts du navire et se brisa la tête.

Nous devons à cette bataille les curieux récits de Marco Polo. Il était là aussi, l'aventureux voyageur, et il fut comme Dandolo fait prisonnier sur sa galère. Pour oublier les ennuis de sa captivité, il se mit à écrire la relation de ses lointaines explorations, et par cette œuvre charma tellement les Génois qu'ils lui rendirent la liberté.

Vers la fin du seizième siècle Curzola faillit devenir la proie des Turcs; la courageuse résolution de ses femmes la sauva. A l'approche du corsaire, algérien Uluz-Ali, qui venait de s'emparer d'Antivari, de

Budna, le commandant militaire s'enfuit avec ses soldats et une partie des habitants. Les corsaires ne voyant de loin aucun signe de défense, se préparaient à descendre à terre, quand soudain les femmes apparurent sur les remparts, le casque en tête, le sabre à la main. UluzAli, à cet aspect, crut qu'il y avait là une nombreuse garnison et se retira.

Maintenant les femmes de ce district maritime et des plages voisines seraient bien en état encore de défendre leurs foyers, en un jour de péril. Comme la plupart des hommes sont, ainsi que ceux de Lussino, presque constamment éloignés d'elles par leur métier de marins, elles cultivent elles-mêmes la terre, elles accomplissent les plus rudes travaux, et par cette vie laborieuse acquièrent une force étonnante.

Celles de la péninsule d'Orebiccio sont remarquables entre toutes par leur énergique beauté. On les voit souvent venir à Curzola, conduisant elles-mêmes leurs barques, amurant leurs voiles comme des bateliers de profession. Plus d'une d'entre elles pourrait dire, en répétant une strophe d'une vieille romance espagnole :

Irme quiero, madre,
A aquella galera
Con el marinero

A ser marinera 1.

Il n'est pas un étranger qui, en les apercevant, ne s'arrête pour les observer, surpris à la fois de leur expressive physionomie et de l'étrangeté de leur costume. Comme il est rare qu'elles n'aient pas à pleurer quelque cher marin, quelque parent, elles sont vêtues d'une robe noire, et en même temps elles ont sur la tête la plus plaisante, la plus bizarre, la plus carnavalesque coiffure qu'il soit possible d'imaginer; des amas de bouquets et fleurs, des flots de rubans, des gerbes de paillettes, des masses de verroteries, des pièces d'or étrangères, tout ce qu'un père généreux ou un fiancé prodigue leur a rapporté de ses voyages.

Singulière association d'une robe noire et d'une si joviale parure, d'une perpétuelle pensée de mort et d'un joyeux espoir de retour! Mais combien de femmes dans le monde ont ainsi des fleurs sur la tête et le deuil dans le cœur!

X. MARMIER,

( La suite prochainement.)

1 Je désire, ma mère, m'en aller sur cette galère avec le marinier pour être marinière.

LITTÉRATURE.

LES QUATRE SOLITUDES.

(Reproduction et traduction interdites.)

Jersey, Oak-Cottage, juin 1848.

(Ces pages furent écrites à l'étranger, sur un album, quelques mois après la révolution de Février. Elles n'étaient pas destinées à la publicité: on s'en apercevra de reste. Elles ont paru, cependant, sensiblement altérées; on se détermine à les publier exactement.

L'auteur, en débarquant dans l'ile hospitalière et charmante de Jersey, le 28 février, avec des réfugiés de sang illustre et de douloureuse fortune, à qui le hasard l'avait réuni sur le même navire, fut redevable d'un accueil tout à fait particulier et bienveillant à un incident singulier, en même temps que lui, arrivait dans l'île un numéro de la Gazette littéraire de Londres, qui consacrait à sa biographie, à ses écrits, à son administration, un travail trèsétendu et très-favorable. Tout va si vite, au siècle où nous sommes, surtout les révolutions, qu'il se trouva que des appréciations, adressées d'Angleterre à son pouvoir, n'avaient eu que le temps de venir au-devant de son exil! Elles lui concilièrent un bon vouloir et des empressements qui furent, à sa famille et à lui, d'inestimables consolations. Les sentiments affecteueux et les grands coups du sort portent à l'effusion; les uns et les autres impriment à tout ce qui est écrit sous leur inspiration un caractère confiant et intime. La littérature personnelle serait venue de ces deux sources, si tant d'autres causes ne l'avaient produite. Les réminiscences qui vont suivre n'aideront que trop à reconnaître cette double influence. C'est précisément pourquoi elles n'étaient pas destinées à voir le jour. Puisqu'il en est advenu autrement, on doit se ré

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