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que cette correction n'ait sur les éléments une très-heureuse influence. Comme nous n'avions point de mousses à fouetter, il fallait nous résigner à attendre qu'il plût au Sirocco de se calmer. Plusieurs passagers, en se promenant sur le pont, lui adressent pourtant d'énergiques apostrophes, et plusieurs femmes souffrant des calamités de la mer, et impatientes d'arriver, invoquent la miséricorde du ciel. Pour moi que nulle tendre affection, nul cercle de famille n'attendaient sur un des points du rivage, pour moi qui n'avais rien de mieux à faire que de regarder le pays, dont je voulais autant que possible acquérir une juste idée, je n'avais cessé de le regarder depuis mon départ de Trieste, et vraiment la première impression que l'on éprouve en entrant dans la Dalmatie n'est ni gaie, ni encourageante.

Aussi loin que la vue peut s'étendre, à gauche on ne voit qu'une côte qui se déroule comme une longue chaîne dont nul Wieland, nul mythologique artiste n'a pris soin de ciseler les anneaux; à droite, des îles et des îlots dont un grand nombre portent le nom de scogli (écueils), dont la plupart ressemblent à des blocs erratiques roulés ici confusément dans les flots, comme ailleurs dans de vastes plaines. A gauche et à droite, même teinte grise calcaire et même aridité. « Là, dit un poète latin, en pleine campagne les arbres sont rares et ne prospèrent pas, et la terre est comme une mer sous une autre forme 1.

La comparaison est juste. Ces îles, ces scogli ressemblent à des vagues qui dans leur mouvement auraient été pétrifiées, et cette côte avec ses mamelons ondulants ressemble à une mer houleuse. A la morne surface de cette terre stérile, dans cette autre Arabie Pétrée, de temps à autre seulement, on aperçoit quelques tiges d'oliviers, ce pâle arbuste dont les anciens ont fait, je ne sais pourquoi, le symbole de la paix, si ce n'est pour montrer la modestie de la paix; çà et là, on découvrira encore des parcelles de sol péniblement cultivées, et des enclos où, selon l'expression d'un écrivain allemand, des moutons errent comme des botanistes à la recherche d'une herbe menue.

Ceux qui ont lu leur Ovide se tromperaient s'ils croyaient voir là cette image qu'il a jetée dans un de ses vers, ces subita montanæ bracchia Dalmatia. Il n'y a près de la côte pas une montagne, pas une pente escarpée, pas une de ces crêtes alpestres qui frappent les regards par leur jet hardi et leurs lignes anguleuses; il n'y a là qu'un réseau d'îles et d'îlots, ou, pour mieux dire, des rochers plus ou moins allongés et une longue suite de collines aux cimes arrondies qui se déroulent comme un feston uniforme du nord-ouest au sud-est. Le bateau tourne et serpente entre ces îles, comme le fil d'Ariane dans le

Rara nec hæc felix in apertis eminet arcis
Arbor, et in terra est altera forma maris.

labyrinthe, et en naviguant ainsi, on n'a pas même l'aspect de la grande mer. Tantôt on entre dans un canal qui a l'apparence d'une rivière, tantôt dans une enceinte plus large qui ressemble à un lac, et les bords de cette rivière et les contours de ce lac sont également monotones.

Voilà l'impression que l'on éprouve au premier aspect de la Dalmatie, et voici celles qui successivement attirent le regard, touchent le cœur, lorsqu'on pénètre plus avant dans ce pays et qu'on l'observe de plus près.

Entre ces collines calcaires il est des vallées vertes et fraîches comme celles de la Suisse, qui s'étendent au loin comme de mystérieux asiles et dont le sol se couvre de fruits abondants. L'hiver s'y développe librement à l'abri des tempêtes, et l'amandier y fleurit au milieu des ceps de vigne. Dans quelques-unes, il est des rades qu'on dirait creusées comme des bassins par la main d'un ingénieur habile, qui offrent en tout temps aux navigateurs un ancrage assuré. Sur ces scogli enfin, sur les plus nus et les plus tristes, il est des groupes de familles dont on ne peut sans émotion apprendre à connaître l'honnéte et dure existence. Les pauvres gens! ils ont été jetés là, on ne sait par quelle circonstance, comme des naufragés, et ils y restent séparés du monde entier, forcés de se suffire à eux-mêmes, et n'acquièrant leurs moyens de subsistance que par un courageux travail.

La pêche est une de leurs ressources; mais la pêche ne pouvant suffire à tous leurs besoins, ils ont entrepris de cultiver la rude terre où ils ont, comme des goëlands, fixé leur demeure. A ce labeur, ils ne peuvent employer ni bœuf, ni charrue. Il faut qu'ils commencent par enlever eux-mêmes les pierres dont le sol est jonché, par se faire entre les rocs une sorte de clairière, comme les colons du Canada entre les bois. Quand le terrain qu'ils se proposent de défricher est ainsi déblayé, ils l'entourent avec soin d'un mur et sont souvent obligés de l'appuyer sur une terrasse pour en prévenir les éboulements. Dans les plaines de la Bourgogne, dans le midi de la France, on ne prend pas plus de précaution pour protéger le vignoble le plus précieux, et la culture d'un vaste espace ne coûte pas là autant de peine qu'ici un de ces cercles étroits qu'on appelle des coronali. L'habitant du scoglio bêche lui-même, creuse, fouille son champ jusqu'à ce qu'il soit parvenu à y former une couche végétale.

Travaillez, prenez de la peine,
C'est le fonds qui manque le moins,

a dit le bon Lafontaine.

Mais ici le fonds manque, et aussi l'eau, cet élément essentiel de

végétation. Quand le patient insulaire a si péniblement préparé son terrain, des mois entiers peut-être se passeront avant qu'il ait la joie d'y voir tomber une goutte de pluie. Ses semences de céréales, il les abandonne à la Providence. Quant à ses ceps de vigne, il emploie pour leur conserver une salutaire humidité plusieurs ingénieux artifices. En premier lieu, il les plante aussi près que possible l'un de l'autre, puis il entoure chaque pied d'un petit monticule de terre, et enfin il s'applique à abaisser les branches, de façon à former une sorte de rideau qui s'oppose comme un voile à l'ardeur du soleil.

C'est ainsi qu'à force de persévérance, d'adresse, de travaux continus, il parvient à féconder la nature la plus âpre, à faire par sa patience jaillir sa moisson des entrailles de son scoglio comme les flots du roc frappé par la verge de Moïse.

Qui pourrait entrer dans les détails de ces existences si humbles, si peu secourues et si résignées, sans se sentir attiré vers elles par un sympathique intérêt? Qui de nous, en errant dans les misérables quartiers des grandes villes et en levant les yeux vers une malheureuse mansarde perdue dans les toits, ne s'est dit: Il y a là pourtant des êtres créés comme nous de chair et d'os, qui doivent comme nous éprouver toutes les vicissitudes de la destinée humaine, tressaillir au rayon d'un regard aimé, et pleurer au chevet d'un père mourant. Il y a là de douces scènes de cœur cachées dans une ombre profonde, des romans et des drames dont on ne connaîtra pas les touchantes péripéties. Près des maisons des riches qui sur eux appellent de toute part l'attention, ces enfants deshérités de la fortune, ces ilotes des temps. modernes naissent et grandissent inaperçus. Le monde, ce qu'on appelle le monde, ne sait rien de leurs joies, ne s'occupe point de leurs souffrances; et quand leur heure est venue, ils disparaissent du sentier de la vie comme des gouttes d'eau qui s'abîment dans l'Océan.

Je faisais ces réflexions en regardant les solitaires cabanes des pauvres familles éparses sur les rocs des scogli. Celles-là sont aussi délaissées. Celles-là voient chaque jour passer devant leur retraite ou le navire chargé de riches marchandises, ou le bateau à vapeur avec sa légion de voyageurs; mais ce navire ne leur apporte rien de sa cargaison et ces voyageurs s'éloignent sans leur laisser le souvenir d'un témoignage d'affection. Les flots qui enlacent leur île, la misère à laquelle elles sont condamnées leur font un double isolement. De jour en jour, d'année en année, elles parcourront obscurément le périple de leur existence, sans cesse préoccupées des premiers besoins de la vie, ignorées dans leurs vertus, abandonnées dans leurs douleurs.

Il faut bien croire pourtant que Dieu accomplit au fond des plus chétives demeures, dans les derniers replis des âmes, un acte suprême de justice et de rémunération qui échappe à notre intelligence si

non, comment y aurait-il tant de pauvres êtres privés de tous les biens terrestres à côté de tant d'autres à qui ces mêmes biens ont été prodigués?

Oui, j'ai vu dans le jour ces scogli sous leur robe mélancolique, pareille à celle de nos bonnes saintes sœurs qui portent le nom de sœurs grises; je 1 s ai vus le soir, au coucher du soleil éclatant aux regards comme un tissu d'or et de pourpre, inonder d'un jet de lumière ce vêtement de Dieu, puis après je les ai vus assoupis dans leur calme sous le voile silencieux de la nuit.

« Que la paix vienne, dit Isaïe, et qu'il repose dans un lit, celui qui a marché dans sa direction 1. »

Et je me disais qu'ils avaient la paix, et qu'ils reposaient dans leur lit ces bonnes gens des scogli qui, dans leurs innombrables privations, suivent si courageusement leur honnête direction.

Aux environs de Zara le paysage se présente tout à coup sous une face assez pittoresque. Là, les montagnes sont plus hautes, mieux découpées, et le long de la plage apparaissent des forêts d'arbres à fruits et de beaux villages; Zara s'avance là jusqu'au bord de sa presqu'île, comme pour voir plus tôt les navires qui viennent du nord et du sud. Zara, disent les antiquaires, est la vieille Jadera de la Liburnie; elle a été, selon le témoignage de Pline et de Ptolémée, une colonie romaine. Par sa position sur une presqu'ile qui ne se rejoint à la côte que par une étroite langue de terre, elle a dû être de tout temps une forteresse maritime facile à défendre, importante à conserver. A la voir, quand on vient de Trieste, s'élancer du sein des eaux, avec ses blanches murailles et le lion de Saint-Marc sur ses portes, on la prendrait pour une fille de Venise, et l'ambitieuse Venise a bien vite aspiré à la maîtriser.

Au dixième siècle Zara, attaquée sans cesse par les Uscoques de cette époque, par les bandes farouches des Narentins, invoqua le secours des Vénitiens, et se déclara vassale de leur république. L'habile gouvernement de Venise n'avait garde de négliger une si belle occasion d'agrandir son pouvoir; en attaquant les corsaires, il établissait son droit de suprématie sur l'Adriatique; en soumettant Zara à son autorité, il se faisait un premier jalon de nouvelles conquêtes. Le doge Pierre Orseolo II se mit lui-même à la tête d'une flotte considérable, poursuivit les Narentins jusque dans leurs repaires, s'empara des îles de Lesina, Meleda, Curzola, où ils s'étaient retranchés, et anéantit une piraterie qui depuis trois siècles désolait la contrée. Après cette victoire il rentra en triomphe à Zara, et joignit à son titre su

1 Veniat pax, requiescat in cubili suo qui ambulavit in directione suâ.

prême de doge celui de duc de Dalmatie, qui, huit siècles plus tard, devait être décerné à un de nos maréchaux.

Si Zara avait, comme une humble fille, sollicité dans ses perplexités la protection de la puissante Venise, elle ne resta pas longtemps fidèle au sentiment d'obéissance et de gratitude qu'elle avait manifesté. Tantôt elle se laissait aller à une orgueilleuse idée d'indépendance, tantôt, pour se soustraire à l'ascendant de sa fière suzeraine, elle se jetait du côté des rois de Hongrie et des empereurs grecs. La république de Venise ['n'était pas de nature à tolérer patiemment de tels caprices, ni à se laisser enlever, sans la bien défendre, une parcelle de son manteau ducal. Zara s'était soumise au lion de Saint-Marc, il fallait qu'elle lui restât soumise; autant de fois elle essaya de rompre les liens qu'elle-même avait formés, autant de fois les Vénitiens prirent les armes et l'obligèrent à courber son front rebelle. Les diverses révoltes de Zara, les luttes qu'elle eut la hardiesse d'engager et le courage de soutenir contre la reine de l'Adriatique, occupent une grande place dans l'histoire de Venise, et y ont laissé une triste page, une page où l'on voit éclater à la fois tout ce qu'il y avait d'astuce, d'égoïsme, d'esprit, de calcul et de cruauté dans le gouvernement de cette fameuse république.

C'était au commencement du treizième siècle, l'Europe chrétienne allait se lancer dans sa quatrième croisade; tandis que les nobles seigneurs de France et d'Allemagne vendaient ou engageaient leurs biens pour accomplir leurs vœux, les Vénitiens, ces Carthaginois des temps modernes, spéculaient, comme de fins marchands, sur cette ferveur religieuse. Pour se rendre plus promptement sur le champ de bataille, il fallait aux croisés des navires; le sénat de Venise, auquel ils s'adressèrent, résolut, après une mûre délibération, de leur en fournir; mais ce sénat ne pouvait oublier qu'en s'associant à la cause de la chrétienté, il devait aussi prendre soin des intérêts de la république. Il s'engageait donc à transporter au lieu où le service de Dieu Vexigerait 900 chevaliers, 4,500 écuyers, 20,000 hommes et 4,500 chevaux ; pour une telle œuvre il demandait une somme de 85,000 marcs d'argent, et la moitié des conquêtes qui seraient faites sur mer et sur terre par les confédérés. Les croisés, avec leur magnifique insouciance pour les calculs mercantiles, n'étaient pas gens à s'arrêter devant les conditions d'un tel marché; ils l'acceptèrent gaîment, et en leur qualité de fils de l'Église, ils prièrent le pape de le ratifier. Le pape Innocent III y ajouta seulement un article par lequel il défendait expressément à l'armée apostolique d'attaquer une terre chrétienne; on eût dit qu'il prévoyait les projets des Vénitiens.

Malgré tous leurs efforts les croisés ne parvinrent pas à recueillir la somme qu'ils devaient payer à l'État de Venise en s'embarquant. Il

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