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HISTOIRE PHILOSOPHIQUE.

LA FRANCE ET LA MAISON DE BOURBON

AVANT 1789.

Dieu est plein à la fois de clarté et de mystère; il brille sans se dévoiler. De toutes les générations humaines, la nôtre devrait en être la plus convaincue, car il n'en est aucune qui ait vu s'accomplir tant et de si grandes choses à la fois imprévues et chargées de révélations éclatantes. Plus qu'aucun autre, notre siècle serait impardonnable d'être impie; Dieu n'a jamais été si visible. Visible, et en même temps impénétrable; les choses qui se sont passées de nos jours ont surpassé infiniment les plans et les forces des hommes; Dieu seul les a pu faire; les plus aveugles le reconnaissent. Maintenant que veut-il faire de nous? Les plus clairvoyants ne le démêlent point.

Entre les obscurités de la pensée divine, il en est une dont il est impossible de n'être pas frappé, et d'être frappé sans une profonde émotion. Quelles sont les vues de Dieu sur la maison de Bourbon? Il l'a traitée tour à tour avec des faveurs et des rigueurs inouïes dans l'histoire, pourtant si brillante et si tragique tour à tour, des familles royales. Deux siècles de puissance et de gloire sans pareille; puis, en moins de soixante ans, sur quatre Rois, un mort sur l'échafaud, deux dans l'exil; toutes les douleurs filiales épuisées par une sainte Princesse, toutes les douleurs maternelles par une sainte Reine; des enfants bannis violemment, au sortir du berceau, et jetés au loin, à

l'étranger, comme de grands criminels. Les Stuarts, si malheureux, n'avaient jamais eu d'éclat ni de bonheur; les Bourbons ont touché au faîte et aux abimes des fortunes royales; jamais tant de coups de foudre ne sont si rapidement tombés sur un si grand arbre; et pourtant le tronc brisé n'est pas mort; les branches sont dispersées, mais non pas desséchées. Pourquoi ainsi frappé? Pourquoi ainsi conservé? Est-ce une sentence? Est-ce une épreuve?

Même quand je ne la comprends pas, je crois à la Providence divine, et à la justice de la Providence divine. Nulle pensée, j'ose le dire, ne s'incline plus profondément que la mienne devant les ténèbres que Dieu place au-dessus de nous et devant nous. Mais Dieu, qui nous voile l'avenir, livre le passé à nos regards; s'il nous interdit de connaître ses desseins, il nous admet à étudier ses œuvres. Peut-être nous est-il permis d'entrevoir dans ses œuvres quelque chose de ses desseins.

La France et la maison de Bourbon avant 1789, c'est du passé, c'est de l'histoire. Je voudrais rappeler ce que la France et la maison de Bourbon ont été ensemble avant 1789. On l'a beaucoup oublié; mais ce que les peuples oublient ne disparaît pas, pour cela, dans l'enchaînement des faits qui influent sur leur sort.

Entre les faits de cette époque, voici le plus général et le plus saillant. Les deux siècles de la royauté de la maison de Bourbon, le dix-septième et le dix-huitième siècles, sont les plus beaux de notre histoire. C'est la mode, depuis longtemps déjà, de les opposer l'un à l'autre pour les élever ou les abaisser, les encenser ou les accuser l'un aux dépens de l'autre. Ils different beaucoup en effet, et il y a beaucoup à leur reprocher; mais au-dessus de leurs contrastes et de leurs fautes domine ce grand résultat qui leur est commun, le développement éclatant de la société française, le progrès rapide de la civilisation française, au dedans son activité, au dehors son expansion toujours croissantes. Ce sont, pour la France, deux siècles incomparables de puissance politique, de splendeur intellectuelle, d'élan vers le bien social.

Il se rencontre des esprits sérieux, honnêtes et sincères, qui regardent cette époque comme une époque de décadence. A partir du seizième siècle, de ce jour où ce qu'ils appellent l'unité religieuse de la société chrétienne a été rompue, et parcequ'elle a été rompue, il n'y a eu, pensent-ils, en Europe, qu'égarement et décadence. Je n'ai garde d'entrer ici dans ce débat, je ne puis qu'exprimer mon profond dissentiment. C'est là méconnaître également, selon moi, et la vérité des faits, et la grandeur de la religion chrétienne. Le bien et le mal ont été profondément mêlés dans le mouvement moral et social des deux derniers siècles, et le mal y a abondé, comme dans tout

grand mouvement humain, et les hommes n'ont pas encore mesuré, bien s'en faut, toute l'étendue de ce mal, ni secoué tout son joug. Mais pour apprécier justement le vaste ensemble de faits et d'idées qui est l'histoire d'un temps ou d'un peuple, il ne faut pas s'enfermer dans une seule idée et dans un seul fait comme dans une prison, quelque haut que soit placée la prison; il faut voir l'horizon tout entier, et tout ce qu'il contient, et tenir compte de tout. A tout prendre, et en la comparant aux phases antérieures, le bien domine dans cette phase des destinées françaises qui a rempli les dix-septième et dixhuitième siècles; elle a plus honoré que souillé, et plus servi qu'égaré l'humanité. Malgré nos mécomptes et nos tristesses, si immenses, l'instinct public de la France, je dis plus, l'instinct général du monde a été et demeure obstinément de cet avis.

Et la religion chrétienne ne risque rien à le reconnaître, car si elle a beaucoup souffert dans la crise du dernier siècle, ce sont pour elle des souffrances momentanées et qui lui préparent un éclatant triomphe. Il n'y a, dans le mouvement moral et social des temps modernes, aucune vérité, aucun bien que le christianisme n'admette et n'ait lui-même travaillé à répandre, et il possède seul les armes efficaces contre l'erreur et le mal qui y sont mêlés. Quand Dieu a fait luire sur le monde la lumière de la foi chrétienne, il ne l'a point affranchie des éclipses ni des orages que pouvaient susciter les passions des hommes; le christianisme a été associé aux destinées de l'humanité, et il a subi nos imperfections et nos fautes, destiné à les combattre, souvent sans les vaincre, mais toujours à leur survivre; ses propres malheurs n'ont rien qui doive troubler l'impartialité de ses fidèles dans l'appréciation des temps divers, car il est au-dessus de tous les malheurs. Quel plus grand revers pour lui que le triomphe du mahométisme dans l'orient de l'Europe, l'occident de l'Asie et le nord de l'Afrique? Et pourtant ne voyons-nous pas poindre le jour où ce revers sera réparé? Le sort de la religion chrétienne n'est pas plus compromis dans les révolutions intérieures des États que dans les invasions guerrières des peuples, et elle peut, sans péril, rendre justice aux époques qui l'ont le plus maltraitée; elle verra les sociétés humaines, à travers toutes leurs transformations, venir ou revenir toujours chercher, dans son sein, la vie et l'appui.

Tout en faisant à l'erreur et au vice, aux arrogantes prétentions de l'esprit et aux mauvaises passions du cœur humain, une large part dans les dix-septième et dix-huitième siècles, j'écarte donc toute idée de décadence; j'accepte ces deux siècles comme un temps où le bien surpasse le mal, plein de progrès véritable autant que d'éclat, et je me demande quel a été, dans ce grand travail, le principal acteur, le pays ou son gouvernement, la nation ou la dynastie ?

L'une et l'autre ensemble. C'est une chimère que de prétendre, dans un pays monarchique, séparer la dynastie royale et la nation; elles sont intimement incorporées : la monarchie, c'est une dynastie.

Qu'a fait, pendant deux siècles de règne, la maison de Bourbon, dans son travail en commun avec la nation française? Quelle a été, en bien et en mal, sa part dans nos destinées?

La popularité de Henri IV a fait tort à sa gloire; l'éclat de son esprit a jeté quelque ombre sur son génie, et on a tant parlé de ses mots piquants ou charmants qu'on a un peu oublié ses grandes et fortes actions. Ce Roi de droit, qui, pour devenir Roi de fait, eut autant de peine à prendre que le plus laborieux usurpateur, ce parvenu légitime a, le premier, posé en France les bases d'une politique nationale et d'un gouvernement public, c'est à dire d'un gouvernement préoccupé, avant tout, du pays lui-même et du pays tout entier.

C'était alors un fait bien nouveau que le pays pris pour but et son intérêt pour règle du gouvernement. L'esprit chrétien avait inspiré Saint Louis. L'esprit national avait entraîné Charles VII. Le peuple, les souffrances du peuple, la bienveillance pour le peuple, avaient préoccupé Louis XII. Henri IV, le premier, porta dans le gouvernement la pensée habituelle de l'intérêt public, supérieur à tout intérêt de personne, de classe ou de parti. Nouveauté d'autant plus belle que Henri IV, dans sa lutte pour son trône, avait été soutenu par un parti et repoussé par un parti. Le chef des protestants et l'adversaire des ligueurs mit la France au-dessus des protestants et des ligueurs. Fut-ce un pur calcul d'intérêt personnel? Non: ce fut surtout intelligence de l'état de la société et des conditions du gouvernement. Henri IV n'avait pas eu les seuls protestants pour amis et pour soutiens. Au milieu des grands désordres et dans le grand mouvement intellectuel du seizième siècle, un parti s'était formé, qui, à vrai dire, n'était pas un parti, mais j'emploie ce mot, qui ne convient guère, n'en trouvant pas d'autre, le parti des politiques sensés et honnêtes, qui plaçaient le droit, la justice, le bon sens et le bien public au-dessus de toutes les dissensions et de toutes les prétentions religieuses, aristocratiques ou populaires, et qui voulaient en faire la règle de conduite du gouvernement comme du peuple. Vrai parti de la monarchie et de la société française, bien plus avancé que son temps par ses idées, et pourtant seul en harmonie avec les besoins et les vœux réels de son temps, et qui seul comprenait la France, quoiqu'il n'en fût pas toujours compris. Le chancelier de l'Hôpital avait été le ministre de ce parti; le président de Thou devint son historien; Henri IV fut son roi.

Ainsi ont commencé ensemble la royauté de la maison de Bourbon et le gouvernement de la France pour la France elle-même. C'est là le caractère et le sens de l'administration intérieure de Sully; adminis

tration bien imparfaite encore, bien inexpérimentée et bien incohérente dans ses mesures, mais élevée au niveau de sa mission par cette notion et ce sentiment du bien public qu'elle s'appliquait à poursuivre. Une telle nouveauté dans le gouvernement méritait d'avoir Sully pour ministre.

C'est là aussi qu'il faut chercher le vrai caractère de la conversion de Henri IV à l'Église catholique. Il était prince, politique et soldat, non pas croyant fervent ni théologien. Il avait été sincèrement protestant, sans y penser beaucoup, par tradition plus que par conviction, sans que la religion de sa famille fût réellement devenue la foi de son âme. Si Du Plessis-Mornay eût abandonné le protestantisme, il eût trahi ce qui était pour lui la vérité souveraine, et sacrifié, pour un intérêt temporel, son salut éternel. Henri IV n'en était point là; il changea de situation plus que de religion; il crut faire envers le pays son devoir de Roi bien plus qu'abandonner sa foi, et il ne mentit point à son âme en sauvant la France.

En même temps qu'il rendit à la France la paix, il assura, à la communion dont il se séparait, la liberté. L'édit de Nantes a été l'un des premiers et le plus éclatant essai tenté en Europe pour établir la liberté religieuse, dès le lendemain et presque au milieu de violentes guerres religieuses. Non pas la liberté religieuse telle que nous l'entendons et que nous la possédons aujourd'hui, fondée, en droit, sur la distinction de la vie civile et de la vie religieuse, mais la liberté, pour les chrétiens dissidents, de pratiquer en fait leur foi et leur culte, à certaines conditions et sous certaines garanties mutuellement acceptées. Le malheur de l'édit de Nantes, ce fut d'être au-dessus de l'esprit et de la morale de son temps pour qu'une liberté dure, il faut que ceux à qui elle déplaît sachent la respecter, et que ceux qui en jouissent sachent en user.

Henri IV ne posa pas seulement les premiers fondements de la liberté religieuse; il l'admit aussi dans la vie civile. Les protestants élevèrent contre son ingratitude des plaintes bien naturelles; ils lui avaient donné la victoire et ils étaient vaincus ! Il ne fit probablement pas, pour ses anciens amis, tout ce que voulait la justice et permettait son pouvoir; il avait de grandes méfiances à dissiper, de grands ménagements à garder; il était Roi, Gascon, libertin et moqueur. Dans de telles conditions, on devient aisément plus égoïste que ne l'exige même la raison d'État. Cependant, des faits nombreux attestent que les protestants n'étaient point exclus des affaires sous le prince qui avait le plus illustre d'entre eux pour premier ministre. Lorsque, en 1840, je rencontrai pour la première fois à Londres Daniel O'Connell, il me dit : «Nous sommes ici, vous et moi, monsieur, deux nouveautés, vous, protestant, ambassadeur du Roi de France, moi,

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