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CRITIQUE.

REVUE LITTÉRAIRE.

S'il fallait juger de la prospérité d'une littérature par l'accroissement et la rapidité de sa production, jamais époque littéraire n'aurait été plus brillante que la nôtre. Les siècles de Périclès et d'Auguste, de Léon X et de Louis XIV, ne pourraient soutenir la comparaison avec un temps qui voit paraître huit ou dix volumes par jour, et où l'on a sans cesse envie de demander aux auteurs de ces innombrables petits livres, de quel expéditif procédé ils se sont servis pour les écrire, afin d'en user soi-même pour les lire et pour les juger. Hélas! cette activité factice nous inspire, malgré nous, un sentiment d'appréhension et de tristesse: Nous songeons involontairement à ces malades qui, pressentant leur fin prochaine, se hâtent d'énumérer leurs dernières volontés, à ces intendants infidèles qui multiplient les colonnes de chiffres pour déguiser sous ces groupes chimériques une ruine imminente. Ecartons pourtant ces sombres images! Trop de pessimisme ne convient pas au critique sa mission est de renvoyer les auteurs comme madame de Maintenon renvoyait son royal amant; «Jamais content, jamais désespéré. » Il ne serait pas juste d'ailleurs de voir un nouvel indice de décadence dans ce qui n'est qu'une variation nouvelle de ce côté mobile et fugitif des littératures, plus voisin de la mode que du goût. Il y a dix ou douze ans, les romans prenaient sous la plume de nos auteurs en vogue des proportions gigantesques: La curiosité publique refusait de s'attacher à toute histoire qui n'avait pas vingt volumes, et qui n'embrassait pas un temps assez long pour que le héros, imberbe au premier chapitre, grisonnât au centième et mourût de vieillesse au dernier. Aujourd'hui, la dimension est remplacée par le nombre; les livres ne grossissent pas, mais ils pullulent. Des milliers d'in-18 naissent sous les inégales bouffées d'avril, lignée lilliputienne de ce géant moribond que nous appelions, de son vivant, le roman-feuilleton. Chacun apporte sa part à cette colossale galerie de miniatures, et peut-être, en cherchant bien, trouverait-on que ceux qui affectent d'en

sourire, y ont aussi payé leur tribut. Faut-il se féliciter de ce changement? Faut-il s'en plaindre? Ni l'un, ni l'autre. Ce ne sont là que les surfaces: audessous est le talent ou la médiocrité, le bon sens ou l'extravagance, l'amusement ou l'ennui, l'attendrissement sincère ou l'émotion factice, l'invention vraie ou le plagiat. S'il y a dans ces légers flacons, égaux d'étiquette et de monture, quelques gouttes de pure essence, soyez sûr que nul n'en mécon naîtra la saveur et le parfum: Si, au milieu de cette végétation exubérante, mais à fleur de terre, il y a quelques épis de froment, soyez sûr qu'ils sauront croître et mûrir malgré la folle avoine et l'ivraie. La robe change d'étoffe et de forme; qu'importe? si la robe habillait une belle femme, soyez sûr que la femme restera belle!

Non, il n'y a pas lieu de désespérer du goût public, de la situation littéraire, et je n'en veux pour preuve que le discrédit profond, inflexible, où est tombé ce genre de littérature qui nous étourdissait naguère de ses triomphes, j'allais dire de ses scandales. Il semble que son représentant le plus célèbre se soit spécialement chargé de lui donner le coup de grâce, en faisant ressortir à la fois dans deux œuvres d'origine analogue, quoique de physionomie différente, tout ce que peut produire de monstrueux et d'intolérable la manie de raconter de grandes histoires, et celle de parler de soi. J'essayai, l'an dernier, de caractériser ici même les Mémoires de M. Alexandre Dumas: Il n'en avait encore publié que les premiers chapitres, et déjà il était facile de prévoir que cette plume expansive et vantarde, fanfaronne et puérile, renchérissant sur d'illustres exemples, élèverait jusqu'au grotesque l'abus des confidences intimes et des souvenirs personnels. L'ouvrage a largement tenu ce qu'il promettait; mais ce que ne pouvaient prédire les juges les plus sévères de M. Dumas, c'est que, non content d'ètre l'Enfant terrible de sa propre histoire à force de vouloir en être le héros, il apporterait la même étourderie, la même vanité enfantine dans toutes les parties de ses Mémoires qui se rattachent aux événements de son temps. L'opposition libérale, les indices précurseurs de 1830, les célébrités de cette époque, les Trois Journées, l'acquiescement du pays au régime inauguré par cette révolution, la garde nationale, les émeutes, l'arrestation des ministres, le désordre et l'inquiétude des premiers moments, les personnages mis en relief ou proscrits par ces catastrophes, M. de Polignac ou M. Laffitte, le duc de Raguse ou le général Lafayette, Châteaubriand ou M. Béranger, tout cela n'a existé que par la permission de M. Dumas: c'est lui qui a tout fait, tout inventé, tout découvert. Sans lui, Soissons serait rayé de la carte de France; sans lui, la Vendée serait à feu et à sang. Tout ce qu'on fit de bien, ce fut lui qui le dicta; tout ce qu'on fit de mal, ce fut faute de l'avoir consulté. Encore s'il se contentait de ces hâbleries! Mais jamais on ne joignit à une suffisance plus bouffonne une obstination plus irritante dans de vieux préjugés, de vieilles haines et de vieux mensonges dont les commis-voyageurs eux-mêmes rougiraient aujourd'hui d'entretenir les tables d'hôte. M. Dumas, dans cette partie de ses récits, ressemble à ces gens qui, ayant eu un succès en telle année, s'imaginent que le temps a cessé de marcher depuis ce temps-là, et en gardent opiniâtrement les idées et le costume. Il serait aussi difficile de lui faire croire que sa politique est arriérée de vingt ans, que de lui persuader que Henri III et Antony ont perdu quelque peu de leur jeunesse et de leur

fraîcheur. Quant à s'instruire au contact de l'expérience, quant à accepter de douloureuses épreuves comme de salutaires enseignements, n'en demandez pas tant à l'intarissable conteur! M. Dumas, nous l'avons dit, est un grand enfant; et les enfants, lorsqu'un de leurs jouets se casse, aiment mieux jouer avec les morceaux qu'en comprendre la fragilité.

Et voyez comme tout se tient dans le domaine intellectuel! En même temps que M. Dumas, dans ses Mémoires, nous montrait à quel point il est dépourvu de sens moral et politique, le manque absolu de sens religieux se trahissait dans son Isaac Laquedem. M. Dumas, j'en suis sûr, croyait sérieusement faire acte de bon chrétien et élever un monument au Dieu de l'Évangile, en nous racontant la vie et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ de cette même plume qui nous avait conté les prouesses d'Athos et de Porthos, à cette même place où s'étalèrent si longtemps les faits et gestes de Couche-tout-nu et de la reine Bacchanal, de Basquine et de Bamboche. Qui sait? Peut-être s'imaginait-il réparer, par ce second Juif-Errant, les impiétés et les infamies du premier. Aucune voix intérieure ne l'avertissait qu'il allait commettre une profanation nouvelle, et que le seul hommage qu'il pût rendre à ces choses saintes, était le silence. L'auteur d'Isaac Laquedem n'a pas eu à s'applaudir de cette impardonnable excursion à Jérusalem et à Nazareth. Pour être au niveau de son sujet, il avait essayé de hausser le ton, de donner à sa manière une ampleur insolite, de viser au sérieux et au grandiose vains efforts! un bout d'oreille de d'Artagnan et de Monte-Cristo perçait sous ses airs solennels; l'en démêlait, à chaque instant, le romancier chargé de reliques, et, sous ce fardeau d'une nouveauté embarrassante, il ne réussissait qu'à acquérir le seul défaut qui lui eût manqué jusqu'ici: il parvenait à être ennuyeux. L'arrêt définitif d'Isaac Laquedem a été formulé par l'orthodoxie et signé par l'ennui.

Ainsi, les deux fléaux de notre littérature, le roman en trente volumes, et la confidence personnelle, destinés heureusement à périr par leur excès même, auront trouvé dans ces deux œuvres parallèles l'expression suprême de ce que peut produire dans une imagination déréglée la prétention de mettre l'histoire en roman, et de se mettre soi-même dans l'histoire. Si, par cette démonstration définitive, M. Dumas nous débarrasse des récits que l'on remplit de tout et de ceux que l'on remplit de soi, ce sera le plus grand service qu'il aura rendu aux lettres contemporaines.

Autour de cette lamentable chute d'un des Titans du drame moderne et du roman-feuilleton, il convient de grouper quelques hommes dont les débuts littéraires remontent à peu près à la même époque que les siens, et dont le talent très-réel est pourtant resté quelque peu stationnaire. Voici M. Méry, avec ses Nuits anglaises1, contes nocturnes. Le talent et les œuvres de M. Méry nous rappellent ce personnage de la Fable, qui :

Sous diverse figure, arbre, flamme, fontaine,
S'efforçait d'échapper à la vue incertaine
Des mortels indiscrets.

Un vol., Michel Lévy, 1853.

Le spirituel poète marseillais a de telles prodigalités de millionnaire, il écrit tant, il passe avec une telle vitesse du poème au roman, du bout rimé à la comédie, et du paradoxe en prose à la cantate à grand orchestre, que la critique ne sait trop comment le saisir au milieu de ses transformations rapides. Sa plume est une fusée qu'il allume au feu de son soleil ou de son esprit, et qui, une fois lancée, va se perdre dans l'espace en y jetant une traînée d'étincelles, bientôt suivie d'une profonde obscurité. Ses Nuits anglaises, éparses dans les journaux et les Revues, participent des défauts de sa manière, mais dans un cadre qui les rend moins choquants. Le monde un peu fantastique où se déroulent ces histoires, ce mélange de gazet de ténèbres, d'extrême civilisation et d'extrême misère, ces mœurs étranges de la Bohême de Londres s'agitant à quelques pas des blanches et sentimentales ladies; ces scènes de la vie moderne vues à travers la lunette d'Hogarth et éclairées par un ciel de Martinn, tout cela forme un ensemble bizarre, où des personnages trop vrais ne paraîtraient pas vraisemblables, et dont le pèle-mèle s'arrange assez bien des excentricités de l'écrivain. Le malheur de M. Méry, c'est que ses héros ne sont ni des hommes, ni des femmes, mais des automates improvisés tout exprès pour digérer ses paradoxes comme le canard de Vaucanson digérait sa pâtée: voilà pourquoi il réussit moins au théâtre que dans le roman, et moins dans le roman que dans la Nouvelle. Quelques pages courtes et vives, pailletées d'esprit, et racontant, sans avoir l'air d'y croire, des événements inimaginables, accomplis dans un pays impossible, tel est le triomphe de M. Méry. Ses Nuits anglaises renferment quelques récits de ce genre, que l'on peut, sans trop de désavantage, placer à côté de sa Floride et de sa Guerre du Nizam.

C'est encore un esprit bien paradoxal que M. Gozlan, mais il a plus de qualité et de fond littéraire. Nos anciens poètes nationaux s'appelaient des trouveurs; j'appellerais volontiers M. Gozlan un chercheur. Voilà des années qu'il cherche quelque chose qui ne soit pas l'idée, le mot, le style, l'esprit, le succès de tout le monde et de tous les jours. Il en approche souvent, il y réussit quelquefois, et c'est déjà beaucoup que l'on sache, en ouvrant un livre signé de son nom, qu'on peut y rencontrer des défauts, mais jamais la vulgarité. Un conteur bien spirituel et bien regrettable, M. Charles de Bernard, a mis, dans son Paratonnerre, un jeune homme qui voudrait réussir auprès des femmes, mais qui, par malheur, possède une de ces figures qui ressemblent à une foule d'autres figures; à tous moments on l'aborde dans la rue, en lui demandant : « N'est-ce pas à M. un tel que j'ai l'honneur de parler ?»- ce qui le désespère: M. Gozlan n'a pas à craindre cet ennui-là. Il est bien lui, et il l'est à sa façon, et ce qu'on peut lui reprocher, c'est cet excès de personnalité. L'inconvénient que je signalais tout-à-l'heure, à propos de M. Méry, M. Gozlan ne l'évite pas toujours; dans le roman, et surtout dans le drame, cette recherche incessante de l'originalité finit par dépayser le spectateur ou le lecteur, et établir entre le public et l'écrivain une séparation pour incompatibilité d'humeur, qui compromet le succès. Mais dans les récits de courte haleine, cette séparation n'a pas le temps de s'accomplir; on est ébloui, charmé, et l'on se dit en souriant que le mieux c'est d'avoir assez d'esprit pour pardonner à l'auteur d'en avoir trop. Telle est, du moins, l'impression causée par les charmantes Nouvelles que M. Gozlan vient de réunir sous le titre de Vendanges'. M. Gozlan 1 Un volume, Michel Lévy, 1853.

a beau nous dire qu'il est trop voisin de Suresnes pour oser faire du vin avec ses raisins, nous ne l'en croyons pas; ses Vendanges sont dignes du Médoc ou d'Épernay. La première et la plus connue de ces histoires, le Croup, se lit avec une émotion étrange, une sorte de vague inquiétude, moitié sentiment, moitié cauchemar. Un Homme arrivé, le Rêve d'un millionnaire, l'Histoire d'un Franc, sont de petites merveilles, toutes pétillantes de verve, de saillies, de jolies surprises, de ces traits si chers aux méridionaux, et qui sont les roulades finales de leurs airs de bravoure. Cela est ciselé si finement, si adroitement monté, fouillé d'une main si habile et si prompte, qu'on oublie de se demander si la matière primitive est tout-à-fait de l'or à quoi bon d'ailleurs? L'or n'est-il pas aujourd'hui le plus humilié et le plus vulgaire des métaux? Boileau, j'en suis sûr, s'il revenait au monde, chercherait une autre manière de louer Virgile, et M. Gozlan serait de son avis.

Tout près de l'auteur des Vendanges, il convient de placer M. Alphonse Karr, qui se livre aussi à cette fièvre générale d'impressions et de réimpressions. Il vient de publier des Romans, des Nouvelles, des Proverbes, des Poignées de vérités', plus de volumes que n'en ont écrit bon nombre d'honnêtes académiciens. Qui ne connaît la manière de M. Alphonse Karr? c'est, par l'intention du moins, le paradoxe mis au service du bon sens. Malheureusement, voilà bien longtemps que ce bon sens et ce paradoxe tournent, l'un portant l'autre, dans le même cercle, sans arriver à une œuvre littéraire. Ce qu'il était à l'époque de Sous les Tilleuls et du Chemin le plus court, M. Alphonse Karr l'est encore: un humorist français, qui fait un peu trop l'école buissonnière, et qui oublie qu'il vaudrait mieux écrire un bon livre qu'être le premier jardinier, le premier nageur, le premier canotier de son temps, et d'en parler avec trop de complaisance. Toujours la personnalité aux dépens de l'œuvre ! C'est, nous l'avons vu, le défaut du moment. Les plus importantes de ces histoires réimprimées de M. Karr, Hortense, Feu Bressier, Raoul Desloges, sont des esquisses où l'on croit toujours, en tournant la page, qu'il va y avoir, au verso, énormément d'intérêt, de talent et d'esprit; puis il arrive que cet esprit attendu, cet intérêt naissant, ce talent entrevu, s'exhalent et se confondent comme ces vapeurs matinales où l'œil peut voir à son gré des lacs ou des collines, des troncs d'arbre ou des personnages. Il n'a manqué à M. Karr, pour arriver à un rang plus élevé, et pour faire des progrès plus visibles, qu'un peu plus de sévérité envers soi-même, plus de persistance à donner à sa pensée une forme nette et un but réel, et la persuasion que la meilleure recommandation littéraire c'est, après tout, la littérature.

MM. Méry, Gozlan, Alphonse Karr, sont les trois condisciples du paradoxe; M. Théophile Gautier s'y rattache, mais il le fait descendre un cran plus bas; il le condamne à la plastique et à la fantaisie sensuelle. Son dernier ouvrage, Un Salmis de Romans 2, est d'une faiblesse qui démontre, hélas! non plus seulement la décadence, mais l'agonie de cette malheureuse école. Il n'y a plus là ni originalité, ni sève, ni verve, ni aucune de ces qualités qui demandaient grâce pour l'absence de toute observation vraie et de toute idée morale: rien,

1 Victor Lecou, 10, rue du Bouloi, 1853.
'Librairie Nouvelle, boulevard des Italiens.

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