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construction, la ville fut renversée, et cinq mille hommes furent en quelque instants ensevelis sous ses ruines. Les neuf dixièmes des prêtres restèrent écrasés sous la voûte du sanctuaire, et une école d'enfants fut anéantie avec les innocentes créatures qu'elle renfermait. Pour comble de malheur, les foyers renversés allumèrent par un vent violent l'incendie, et d'atroces Morlaques s'élancèrent comme des oiseaux de proie dans la malheureuse cité pour la piller à la faveur du désordre.

Les Ragusins qui avaient eu le bonheur d'échapper à l'écroulement de leur demeure ou aux ravages du feu, s'enfuirent à Graboça, et quand la terre qu'ils avaient vu vaciller comme dans une folle ivresse eût repris son assiette, et quand ils purent retourner dans les murs de leur cité, ils s'en allaient contemplant d'un œil hagard leur désastre. Moins heureux que les incendiés dont Schiller a, dans son poème de la Cloche, décrit les angoisses et la consolation, ils ne retrouvaient pas au complet les êtres chers à leur cœur 1. Le deuil était dans toutes les familles, la désolation dans toutes les âmes, le désordre dans toutes les fortunes.

Quelques citoyens proposèrent de quitter cette scène horrible de dévastation et d'aller bâtir une autre ville sur un terrain plus sûr. L'attachement à son sol natal retint les populations au milieu de ses vieux remparts. Elle se mit à fouiller dans ses décombres, à déblayer ses rues, à rebâtir ses maisons, mais jamais la pauvre république n'a pu se relever de cet effroyable désastre. Dès cette époque, elle commença à languir, et les événements politiques des premières années de ce siècle achevèrent sa ruine.

Par le traité de Presbourg, l'Autriche cédait la Dalmatie à la France. Mais les Russes poursuivirent leur guerre contre nous. Tandis que les troupes autrichiennes évacuaient les côtes de l'Adriatique, et que les nôtres y arrivaient, les Russes s'emparaient des Bouches de Cattaro, déterminaient les Monténégrins à combattre avec eux et demandaient aux Ragusins l'entrée dans leur citadelle à titre d'alliés.

Depuis huit ans, la république de Venise avait cessé d'exister; Raguse conservait encore son ancienne indépendance, elle n'aspirait qu'à la garder par sa neutralité au milieu de deux armées ennemies. Mais comment y parvenir? D'un côté, les Russes touchaient presque à ses portes; de l'autre s'avançait le général Molitor qui allait leur adresser la même demande que les Russes.

Dans cette fatale alternative, le comte Jean Caboya, descendant decelui dont nous avons rappelé l'histoire, adressa au sénat ces nobles.

TOME VII.

1 Ein süsser Trost ist ihm geblieben

Er zahlt die Haüpter seiner Lieben
Und sieh' ihm fehlt kein theures Haupt.

15

paroles «Notre pays est menacé de perdre sa liberté et les institutions religieusement défendues par nos ancêtres et maintenues par nous. Notre pays cessera bientôt d'être l'asile d'une libre et indépendante communaute. Il nous reste un nombre suffisant de navires. Partons avec nos familles, nos biens, nos richesses publiques, et gardons nos lois plutôt que d'exposer Raguse à la violence des armes. Le Sultan nous a toujours montré de favorables dispositions; demandons-lui une place dans l'archipel ou dans quelque autre partie de ses états. Allons dans une nouvelle Épidaure assurer un refuge à notre culte, à nos coutumes, à nos lois. A un mal extrème, je ne vois qu'une remède extrême. >>

Cet énergique discours n'obtint pas l'assentiment de l'assemblée. Déjà elle avait pris sa résolution, sans toutefois en prévoir les conséquences. Quoique les Russes fussent plus près de Raguse que les Français et en plus grand nombre, la France à cette époque était couronnée d'une telle auréole, et entourée d'un tel prestige que la ville, placée entre un simple régiment commandé par Lauriston et les six mille hommes du tzar débarqués à Cattaro, soutenus par des milliers de Monténégrins, ouvrit ses portes à Lauriston. Par cette décision, elle abdiquait son principe de neutralité; par cette décision, elle attirait sur elle une implacable vengeance. Les navires de la république furent capturés partout où les ennemis de la France pouvaient les saisir, en pleine mer ou dans les ports. Les Russes et les Monténégrins se précipitèrent sur ses domaines, et ne pouvant franchir ses remparts, ravagèrent ses campagnes.

Si courageux qu'il fût, le général Lauriston ne pouvait, avec sa petite garnison de douze cents hommes, résister à une telle invasion. Un secours lui fut envoyé par le général Molitor et les Russes se retirèrent à quelque distance, mais ils n'abandonnèrent les parages de la Dalmatie qu'en 1807 après le traité de Tilsitt.

En 1808, le même arrêt napoléonien, qui avait frappé la république de Venise, tomba sur celle de Raguse. Les douloureuses prévisions de Caboya étaient dépassées. En un court espace de temps, l'honnête et vertueuse cité était dépouillée des institutions qui faisaient son orgueil, et qu'elle avait à travers tant d'orages maintenues avec tant de fermeté. Dans l'espace de deux ans, elle avait souffert par l'irruption des Russes des pertes énormes, elle avait perdu ses navires, son premier, son unique élément de richesse. Pour ces dévastations, elle ne reçut aucune indemnité et ses navires ne lui furent point rendus. De sa dignité de ville libre, de la hauteur de ses anciennes traditions, de la fortune qu'elle s'était faite par sa prudence et son industrie, elle tombait à l'état d'un petit chef-lieu d'administration, faible, pauvre, sans ressort.

Si dans la fatale circonstance où elle se trouva placée en 1805, elle eût choisi l'appni'des Russes, il est très-probable qu'elle aurait égale

ment succombé, mais je regrette de penser qu'elle a succombé sous notre étendard et que ses libertés ont été écrasées par un de nos décrets. Partout où je vais, partout ou m'apparaît un vestige de la France, je voudrais que ce vestige n'éveillât en moi qu'un souvenir de bonheur et de générosité.

J'ai éprouvé une triste impression en parcourant, avec un de mes amis, la Dalmatie, les rues de cette belle ville de Raguse, car elle est belle encore dans son affaissement cette fille de l'antique Épidaure, belle comme la Niobé des Grecs dans son expression de douleur, belle comme la Gunhild scandinave dans ses profonds regrets, belle comme toute majesté humaine noblement découronnée. Dans l'enceinte de ses montagnes, ses remparts l'enclavent encore comme pour la défendre contre l'ambition des Turcs et des Vénitiens. Au pied de sa forteresse, sa mer azurée lui sourit encore comme pour appeler ses navires que bénissait son saint patron. Près de sa large baie de Graboça s'épanouit, sous un rameau d'arbres et ses guirlandes de fleurs, sa fraîche vallée d'Ombla, et dans l'intérieur de ses murs se déroule, jusqu'à l'ancien palais princier, son vaste Corso avec ses droites lignes de maisons uniformément bâties dans un style austère.

Mais ces remparts de Raguse ne protégeront plus ses libertés anéanties, ces rades où la république amassait jadis trois cents navires, sont à présent silencieuses et désertes. Cette vallée d'Ombla ne voit plus venir, sous ses verts feuillages, les riches patriciens qui se plaisaient à bâtir là de riantes demeures, et Corso n'est plus habité que par des familles appauvries, et ce palais où siégeait dans son éclat mensuel le chef de la république, est occupé aujourd'hui par un fonctionnaire autrichien.

Par son énergie et sa patience, Raguse, ville libre, pouvait encore se relever du désastre de 1667; elle ne peut se relever des calamités de la guerre de 1806. Dans cette guerre, sa flotte a été anéantie, et d'autres villes se sont emparées des voies commerciales où jadis elle trouvait peu de rivales. A présent, elle est tout simplement le chef-lieu administratif d'un petit district de 50,000 habitants, la résidence d'un général de brigade, le siége d'un évèché et d'un tribunal de première instance. Comme une douairière retirée dans son deuil, elle porte en son âme l'honneur de son passé et détourne les regards de l'avenir.

En mémoire de ses anciennes écoles et de ses anciennes illustrations littéraires, le gouvernement autrichien pensera peut-être à lui donner une Université. S'il se décide à doter d'une de ces institutions scientifiques la Dalmatie qui en a grand besoin, c'est à Raguse qu'elle doit être fondée. X. MARMIER,

(La suite prochainement.)

LITTÉRATURE.

WILLIAM HOGARTH,

ου

LONDRES IL Y A CENT ANS.

(Reproduction et traduction interdites.)

I.

ASPECT D'UNE TAVERNE LITTÉRAIRE A DRURY-LANE.

QUELQUES FUTURES CÉLÉBRITÉS D'AUTREFOIS.

PROFILS DE

A l'angle de Bridge's-Street, près de l'ancien théâtre de DruryLane, bâti en 1674 par Christophe Wren, sur l'emplacement d'un cock-pit où, du temps de Cromwell, la troupe de Davenant avait joué la comédie, il existait, il y a une centaine d'années, une taverne dont la vogue s'était perpétuée sous tous les régimes. Achalandée par les petits auteurs, honorée de la prédilection des vauriens du quartier et trop bien connue des constables, cette maison ne fermait guère avant l'aube du jour sa porte étroite et ferrée comme l'huis d'une geôle.

Quand on pénétrait dans la salle, dont une fidèle gravure nous a transmis l'aspect, on entrevoyait à la lueur de deux lampes une boierie brune déchiquetée çà et là; l'hôtesse, mistress Tottenham, en

dormie à son comptoir, entourée de ses robinets et retranchée derrière une série de pots d'étain rangés en tuyaux d'orgue; puis des tables distribuées en double file, et chargées de pots et de verres groupés en manière de petits villages, avec des flambeaux de fer en guise de clochers.

De maigres chandelles mouchetaient les ténèbres de quelques lueurs impuissantes arrachées à l'épuisement d'une mèche couronnée de menus champignons de suie rouge. L'unique ornement de la taverne était un petit modèle de navire suspendu au plafond; car on ne sau- · rait considérer comme un objet de luxe la vieille horloge qui marquait aux habitués de cette taverne les lentes heures de la vie avec une aiguille de fer.

C'est là que des artistes en herbe, des poursuivants de dame Fortune, des ambitieux d'argent ou d'honneurs, des ouvriers en goguette, des comparses du théâtre voisin et des écoliers échappés de Cambridge ou d'Oxford venaient oublier leurs misères, en arrosant d'ale, de gin et de porter les illusions de leur esprit. Pour eux, ce taudis lugubre était une retraite charmante, un palais décoré d'illusions, d'enthousiasme, de projets ardents; resplendissant de gaîté juvénile et d'espérances dorées.

D'illustres générations avaient usé les manches de leurs pourpoints sur les tables de la taverne de Drury-Lane, prédestinée à devenir le berceau de la Société royale des arts; et les devanciers avaient tour à tour cédé la place à des successeurs condamnés comme eux à subir l'épreuve et la trempe de la pauvreté, apprentissage qui devenait plus laborieux de jour en jour : il faut expliquer pourquoi.

Dans l'Angleterre, transformée en un vaste comptoir par la vigoureuse impulsion donnée aux affaires par les whigs, l'argent commençait à établir entre les diverses classes une séparation profonde et à fonder une aristocratie qui tendait à jeter dans l'ombre les éléments inertes de l'ancienne société. Repoussés dans les bas-fonds d'une civilisation remuante et vorace, les élus de l'esprit luttaient contre l'indifférence publique, livrés en pàture, - premières et tristes victimes, à cette insatiable tyrannie des intérêts, destinée à consolider son règne, en donnant à ses favoris l'exploitation du monde, et les deux tiers de la nation à dévorer.

Ainsi se préparaient, sous ces influences, ces générations de héros silencieux de la volonté, de la résistance et du génie, prédestinés à des luttes çà et là recueillies par les biographes du dix-huitième siècle. Déjà, à l'époque où le premier Pitt essayait ses forces au Parlement, Londres triait ses parias et les mettait en coupe réglée; exploitant les plus forts, comptant avec les plus hardis, écrasant sous des monceaux d'or ceux qu'il fallait posséder à tout prix, et s'en remettant

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