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Européens. Le voyageur rit de leurs débris en les passant. Mais nos légendes à nous, les reconnaissons-nous pour telles? Elles ont l'aspect de la vie; elles se mêlent à notre existence. C'est sérieusement que nous mettons l'épée à la main pour les combattre, comme don Quichotte pour tailler en pièces le théâtre de marionnettes, et c'est seulement quand elles sont à terre que nous nous apercevons qu'il s'agissait de figures de carton.

N'ayons donc pas en nous-mêmes un excès de confiance. Le grand fleuve des notions fictives, le fleuve subjectif, coule pour chaque homme et dans tous les temps. C'est un trait de l'espèce, en vertu duquel on aura toujours un certain droit de dire stultorum infinitus est numerus 1. Le rêve flotte autour de nous comme il flottait autour de nos devanciers. Nous avons notre tableau interne. Il n'est peut-être pas aussi faux que le leur, mais il a du moins du faux comme le leur. Aussi longtemps que nous n'en repoussons pas l'évocation, ce tableau se superpose à la réalité, à la nature. Nous voyons celle-ci comme un paysage à travers des verres colorés. Les scènes que nous mettons sur les vitraux se confondent et s'harmonisent, à notre insu même, avec celles qui se passent au dehors.

§ 18. NOMBRE DES TÉMOIGNAGES.

La ressemblance du monde interne pour les divers individus est attestée par l'accord de tant d'hommes entre eux, dans les croyances fausses et les superstitions. Pour ne citer qu'un fait, on s'est imaginé pendant

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longtemps que des êtres surnaturels remplissaient toutes les parties de l'univers, et pouvaient à chaque instant se montrer à nous 1. C'étaient des dryades, des nymphes, des fées, des génies, des démons, des dieux. Les apparitions étaient pour nos pères un phénomène normal et pour ainsi dire familier. Mais de la multiplicité des témoignages gardons-nous cependant de conclure à la réalité des faits. Ceux-ci peuvent être aussi bien empruntés au monde interne qu'à l'objectif même. Quelque étrange que cette circonstance paraisse à ceux qui n'ont pas fait une étude particulière de l'histoire des sciences, il faut pourtant l'admettre tôt ou tard. Nous avons cru devoir en réunir ici quelques preuves, afin de mettre en garde les esprits confiants.

Que de miliers d'hommes n'aurait-on pas trouvés au moyen âge pour attester les prodiges opérés par les enchanteurs! Le peuple en masse portait témoignage des transformations de personnes qui s'étaient passées sous ses yeux. Il serait beaucoup trop long d'écrire cette histoire, qui serait celle des illusions endémiques de l'esprit humain. Je préfère prendre un exemple au milieu de nous.

Il y a dans l'Europe contemporaine non pas des milliers, mais des millions de personnes qui, interrogées sur l'aspect de la lune, s'accordent à répondre sans hésitation, pour l'avoir vu et revu maintes fois, que cet astre contient l'image d'une figure humaine, avec les deux yeux, le nez et la bouche. La plupart de ces per

1 Alcinous, Doctrina Platonis, cap. V; Apulée, De Deo Socratis; Mich. Psellus, Dialogus de dæmoniis.

sonnes sont promptes à se fâcher si l'on conteste leur assertion elles répètent qu'elles ont la preuve de ce qu'elles rapportent chaque fois qu'elles prennent la peine de lever les yeux; beaucoup vont jusqu'à dire que pour douter de ce fait il faut être privé de sens ou de jugement. Presque tous ces témoins affirment l'existence d'une figure humaine dans le disque de la lune, avec la même assurance, la même solennité et la même confiance en eux-mêmes, qu'ils feraient une déposition sous serment devant une cour de justice. Et, qu'on le remarque bien, ce n'est pas ici matière d'opinion; c'est le résultat d'une observation.

Pourtant cette observation est fausse : tous ceux qui ont étudié l'astronomie, tous ceux qui essayent de dessiner l'aspect de la lune le savent. Les cartes de notre satellite, les photographies qu'on en obtient aujourd'hui, donnent à cette erreur un démenti éclatant. Le nombre imposant des témoignages n'était donc ici que le nombre des illusions. L'accord n'était que le résultat de la contagion.

Nous engageons le lecteur à bien peser cet exemple. Il s'agissait d'ailleurs d'une observation facile, et d'un fait de la plus générale publicité. Quelle force tirer à l'avenir de la concordance de tant d'assertions, lorsqu'on voit cet accord n'être qu'un effet d'erreur contagieuse? Quel prix enfin attacher au nombre des témoignages, dussent-ils se compter par centaines, par milliers, par millions, quand on a devant soi ces masses de témoins oculaires, qui cèdent en commun à une illusion? La seule conclusion, c'est qu'avant l'examen critique, il est impossible de décider si le témoignage du vulgaire se

rapporte à ce qui se passe dans le monde interne ou bien dans le monde extérieur.

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Pour montrer à quel point il est difficile de se former une juste idée d'un phénomène d'après les rapports des témoins, je citerai « l'orage en boule », qui semblait à Arago d'une explication si ardue 1. C'est qu'en effet on le peignait tel qu'il n'était pas. Les témoins nous le représentaient comme un globe de feu, qui se mouvait lentement dans l'air; ils en parlaient comme d'un objet matériel qu'on eût pu saisir. Or, d'après des observations plus récentes et un peu plus positives, bien qu'elles ne soient pas encore de nature à satisfaire complétement la critique, il paraît que l'orage en boule n'est ni un globe tangible, ni même un feu qui se meut en l'air. On a lieu de croire que c'est seulement une sorte de phosphorescence du sol, phosphorescence qui se déplace, suivant l'endroit d'où l'électricité s'échappe avec le plus d'abondance, appelée sans doute par quelque protubérance d'un nuage très-bas. Ce serait une manifestation analogue à l'aigrette qui couronne souvent les paratonnerres. Ce serait un «feu Saint-Elme comme celui qui se montre parfois au sommet des mâts des navires, et dans lequel les marins voient aussi une boule qu'ils essayent, mais en vain, de prendre à la main. La situation sur le sol et la mobilité feraient toute la différence. Toujours est-il certain que les anciennes descriptions de l'orage en boule sont complétement inexactes et sont à refaire. Elles sont inexactes dans les points de fait les plus clairs et les plus importants.

1 Arago, Notices scientifiques, sur le tonnerre.

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Si j'entrais plus avant dans cette question de linoertitude des témoignages, quel champ immense, et pel flatteur pour la vanité humaine, il me serait facie se parcourir. Je ne prendrai plus qu'un seul exemple, St je le choisis à dessein sur un terrain un peu àferent. Les lecteurs des debats du procès Tichborne. y se déroulait récemment en Angleterre, ont pu voir comment, parmi un nombre immense de tems, les uns reconnaissaient le prétendant pour le vrai 7.12borne, et les autres pour Arthur Orton; en sort devenait impossible, pour tout homme card de, de scaclure de ces témoignages seuls quel groupe avat ra son. Dans le procès Martin Guerre, Thomme qui traité comme un imposteur avait été recozlu, pour t véritable par plus de cent personnes de tout âge et de toute condition. Et dans le procès De Caix, le semai deur, finalement débouté et condamné par le Pariement, n'avait pas trouvé moins de quatre cent quatrevingt-dix-sept témoins pour attester sous serment, et par des circonstances plus ou moins minutienses, siL identité 1.

Dans ces circonstances, nous voyons deux groupes de témoins, composés chacun de plusieurs centaines de personnes, affirmer séparément blanc et noir, avec la même assurance, et - nous devons bien l'admettre avec la même bonne foi, au moins pour la plus grande partie d'entre elles. N'est-il pas démontré par là qu'cbserver n'est pas l'apanage du commun des hommes ? Ce

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1 Faits cités par le procureur général Coleridge, dans le procès Tichborne, audience du 30 janvier 1872.

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