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Le but de ce livre sera atteint si celui qui en lit une page au hasard et qui le referme se sent le désir d'observer quelque phénomène de la nature, ou de réfléchir. On y trouvera, en certains endroits, des notions scientifiques qui paraîtront bien élémentaires. C'est que je m'a

dresse aux

hommes d'intelligence en général,

et non exclusivement aux hommes d'instruc

tion.

Chazin 11 Jan

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Cordon Town (Jamaique), septembre 1875.

PREMIÈRE PARTIE.

§1. ROBERT HOOKE COMPTE LES IDÉES.

Le célèbre Robert Hooke, qui toucha un moment à la découverte de la gravitation universelle et faillit devancer Newton, prétendait compter combien le cer veau de l'homme engendre d'idées. L'individu pourrait arriver suivant lui, durant une longue vie, au chiffre de trois billions. L'intelligence était pour Hooke une source bouillonnante, où les pensées se forment et viennent éclore avec la rapidité et la profusion des bulles de nos eaux gazeuses. Les unes, creuses et passagères comme ces bulles, ne naissent que pour se dissiper au vent; pendant que d'autres sont recueillies

1 R. Hooke, Posthumous works, 1705. Une idée par seconde pendant cent ans ferait, dit Hooke, 3,155,760,000 idées.

dans ce récipient placé sur le jet comme la cloche du chimiste, et que l'on appelle la mémoire. Celles-ci, prisonnières et assimilées, composent le fond de notions appartenant à l'individu. C'est là qu'est pour chacun le magasin de ses connaissances.

Chose remarquable, les dimensions du magasin, ou si l'on préfère la capacité de la cloche, n'offrent pas d'un homme à l'autre ces immenses différences que l'inégalité dans l'instruction et dans les pouvoirs intellectuels ferait soupçonner. Il existe là un caractère non pas individuel, mais général : il y a un espace à remplir. Nous sommes tous formés de cette manière, et c'est par la qualité des notions qui viennent l'occuper, bien plus que par leur quantité, que les différents hommes se distinguent.

Quelques instants d'observation suffisent pour sen assurer. L'enfant nous presse de questions; il montre un besoin impérieux d'emplir sa tête. Il prend, d'ailleurs, nos réponses comme nous les faisons, et se met à entasser des notions, qu'elles soient vraies ou qu'elles soient fausses, sans s'inquiéter pour ainsi dire de leur valeur. Il se pourvoit de toutes mains, afin de meubler son magasin d'idées. Quand nous ne sommes plus à même de lui répondre, il y supplée par des tableaux imaginaires et des notions de sa propre invention.

Nous croyons que nous en savons plus que le sauvage. Nous savons des choses différentes, plus importantes pour nous et d'un caractère sans doute plus élevé; mais, au point de vue de la quantité, notre acquis à nous ne fait pas souvent davantage. Dans quelle erreur tomberait celui qui croirait vides les têtes des

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Indiens! Ce fut un enfant de cette race qui trouva le chemin pour Wallace, lorsque celui-ci était perdu dans les bois. Un jour, dit ce naturaliste, dans le récit de son voyage à l'Amazone, n'étant accompagné que d'un vieux Portugais et d'un jeune Indien de dix ans, je me trouvai perdu dans la forêt, dans un des endroits les plus déserts des bords du grand fleuve. Notre situation paraissait sans remède, et nous fûmes quelque temps avant de penser à consulter notre petit compagnon. Il avait joué avec son arc et sa flèche pendant que nous chassions, sans paraître faire attention au chemin. Pourtant, dès que la question lui fut posée, il indiqua de quel côté se trouvait notre canot. Il avait dû noter, pour ainsi dire sans en avoir conscience, la route que nous avions suivie 1. » Il avait tenu mémoire des arbres de la forêt, de ses lianes, de ses buissons, de ses particularités de toute espèce, comme nous gardons le souvenir des hommes que nous avons connus.

C'est là un exemple entre mille. J'ai voulu en citer au moins un, parce que tout fait particulier ajoute à la valeur et à la clarté d'assertions générales. Mais quiconque a voyagé seulement pendant une journée avec des Indiens ne peut manquer d'avoir une conviction formée. Le sauvage élevé dans les bois nous étonne, à la première rencontre, par un flux presque intarissable d'observations toutes nouvelles pour nous, de remarques rassemblées dans ses chasses et dans ses guerres, de connaissances d'un genre particulier acquises dans la pratique de la nature. C'est comme un

1 R. Wallace, Naturalist on the River Amazons.

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