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périeur à tout ce qui existait auparavant? Quelle distance des pièces de Scudéry, de Benserade, de Duryer, de Mairet, de Tristan, de Rotrou, à cette merveille du Cid! Rotrou s'en rapprocha depuis dans Venceslas; mais quoique Corneille eût la déférence de l'appeler son père, parce qu'il n'était entré qu'après lui dans la carrière du théâtre, cependant, comme Rotrou n'avait rien produit jusque-là qui ne fût au-dessous du médiocre, et que le seul ouvrage qui lui ait survécu n'a paru que six ans après le Cid, la justice veut qu'on le range parmi ceux qui profitèrent à l'école du grand Corneille, et c'est à ce rang que j'en parlerai.

Pour développer d'abord le grand changement que l'auteur du Cid introduisit dans le style tragique, j'ai un peu anticipé sur ce que j'avais à dire de cette mémorable époque de notre théâtre; et avant de m'y arrêter, je dois dire un mot de Médée, qui la précéda; car on me dispensera sans doute de parler des premières comédies de Corneille. On se souvient seulement qu'il les a faites, et que, sans rien valoir, elles valent mieux que toutes celles de son temps. C'est quand il donna le Menteur qu'il eut encore la gloire de précéder Molière dans les pièces de caractère. Maintenant je ne considère en lui que le père de la tragédie.

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Son coup d'essai fut Médée; le sujet n'était pas très-heureux : elle n'eut qu'un succès médiocre. Il n'est pas surprenant que Longepierre, qui travailla sur le même sujet environ soixante ans après l'ait manié avec plus d'art, et soit parvenu à y répandre assez d'intérêt pour faire voir sa pièce de temps en temps avec quelque plaisir, malgré ses défauts, quand il se trouve une actrice propre à faire valoir le rôle de Médée soixante ans de lumières et de modèles sont d'un grand secours, même pour un talent médiocre. Mais le talent sublime de Corneille s'annonçait déjà dans sa Médée (quoique mal conçue et mal écrite ) par quelques morceaux d'une force et d'une élévation de style inconnues avant lui. Tel est ce monologue de Médée, imité de Sénèque. Ailleurs ce pourrait être une déclamation; mais il faut songer que c'est une magicienne qui parle.

Souverains protecteurs des lois de l'hyménée,
Dieux, garans de la foi que Jason m'a donnée,
Vous qu'il prit à témoin d'une immortelle ardeur,
Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur,
Voyez de quel mépris vous traite son parjure,
Et m'aidez à venger celte commune injure :

S'il me peut aujourd'hui chasser impunément,
Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment.
Et vous, troupe savante en noires barbaries,
Filles de l'Acheron, Spectres, Larves, Furies,
Fières sœurs, si jamais notre commerce étroit
Sur vous et vos serpens me donna quelque droit,
Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes
Et les mêmes tourmens dont vous génez les àmes :
Laissez-les quelque temps reposer dans les fers;
Pour mieux agir pour moi faites trévé aux enfers.
Apportez-moi du fond des antres de Cerbère
La mort de ma rivale et celle de son père,
Et, si vous ne voulez mal servir mon courroux,
Quelque chose de pis pour mon perfidé époux.
Qu'il coure vagabond de province en province !
Qu'il fasse lâchement la cour à chaque prince!
Banni de tous côtés, sans bien et sans appui,
Accable de malheurs, de misère et d'ennui,
Qu'à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse!
Qu'il ait regret à moi pour son dernier supplice,
Et que mon souvenir, jusque dans le tombeau,
Attache à son esprit un éternel bourreau !
Jason me répudie, et qui l'aurait pu croire ?
S'il a manqué d'amour, manque-t-il de mémoire ?
Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits ?
M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits ?
Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j'ose,
Croit-il que m'offenser ce soit si peu de chose ?
Quoi ! mon père trahi, les élémens forcés,
D'un frère dans la mer les membres dispersés,
Lui font-ils présumer mon audace épuisée ?
Lui font-ils présumer qu'à mon tour méprisée,
Ma rage contre lui n'ait par où s'assouvir,
Et que tout mon pouvoir se borne à le servir?

On peut relever quelques fautes de langage; mais, en total, ce morceau est d'un style infini

ment élevé au-dessus de tout ce qu'on écrivait dans le même temps. Ces deux vers surtout,

Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits?
M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits?

offrent un rapprochement d'idées de la plus grande énergie : il est impossible de dire plus en peu de mots : c'est le vrai sublime.

La littérature espagnole était alors en vogue parmi nous. Nous avions emprunté beaucoup de pièces du théâtre de cette nation, mais nous n'en avions guère imité que les défauts. Corneille, en s'appropriant le sujet du Cid, traité d'abord en Espagne par Diamanté, et ensuite par Guilain de Castro, ne fit pas un larcin, comme l'envie le lui reprocha très-injustement, mais une de ces conquêtes qui n'appartiennent qu'au génie. Il embellit beaucoup ce qu'il prenait, en ôta beaucoup de défauts, et réduișit le tout aux règles principales du théâtre. Il ne les observa pas toutes : qui peut tout faire en commençant?

On connaît depuis long-temps ce qu'il y a de défectueux dans le Cid; mais ce qui est trèsremarquable, et ce qu'il importe de démontrer, c'est que, dans la nouveauté de l'ouvrage, ce qui lui fut reproché comme le plus répréhensible est véritablement ce qu'il y a de plus beau. Cet exemple prouve ce que j'ai établi au commencement de ce Cours, que le génie précède nécessairement

le goût, et qu'il devine par instinct avant que nous sachions juger par principes. Je ne parle pas de Scudéry, qui était aveuglé par la haine; mais l'Académie en corps condamna le sujet du Cid, et déclara expressément qu'il n'était pas bon. Je sais de quelle estime jouit la critique qui parut alors sous le titre de Sentiment de l'Académie sur le Cid: cette estime est méritée à beaucoup d'égards; mais je crois pouvoir dire, sans blesser le respect que je dois à nos prédécesseurs, que cette critique est fautive en bien des points; qu'on a été trop loin quand on l'a qualifiée de chef-d'œuvre, et qu'elle est plutôt un modèle d'impartialité et de modération que de justesse et de bon goût. Ce fut Chapelain qui la rédigea, et cet ouvrage fait honneur à ses connaissances et à son esprit. Malgré quelques expressions, quelques tournures qui ont vieilli; malgré quelques traits qui sentent l'affectation et la recherche, alors trop à la mode; en général, les pensées et le style ont de la dignité, et les motifs et les principes de l'Académie sont noblement développés. On y rend un légitime hommage au talent de Corneille : le cardinal de Richelieu en fut très-mécontent, et c'était en faire l'éloge. Quant aux erreurs qui s'y trouvent, et dont Voltaire, qu'on accuse être le détracteur de Corneille, a déjà relevé une partie, elles sont très-excusables, parce que l'art ne faisait que de naître. Il y a peu de mérite à les rectifier aujour

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