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lui adresse, oublie complètement la première dame de ses pensées. L'amour des deux jeunes gens eut un rapide progrès.

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<<< Ils cherchaient à se voir, dit Luigi, à la promenade, » aux églises, aux fenêtres et il n'y avait de bonheur pour >> eux que dans ces instants. Lui, surtout, la trouvait si » aimable que, pendant toute la nuit, il restait sous la fenêtre » de Juliette au grand péril de sa vie : car si l'un des Cappel>> letti l'eût trouvé là, il était mort. Tantôt il-montait sur le » balcon de la jeune fille et passait des heures sur ce balcon, >> seulement pour l'entendre parler, sans qu'elle même le sût; >> tantôt il se couchait sur le marbre des portiques et y passait » des nuits entières. Or, il advint une nuit, la lune brillant » plus qu'à l'ordinaire, et au moment où Roméo allait fran>> chir la ballustrade, que la jeune fille, soit hasard, soit qu'elle >> l'eût entendu ouvrir cette fenêtre, parut sur le balcon. >> Roméo, qui ne croyait pas que ce fût elle, se cacha dans l'om>> bre d'une colonne. Elle alla vers lui, le reconnut, et lui dit : Que faites-vous donc là, tout seul? — Je fais ce que veut » l'amour que j'ai pour vous. Et, si l'on vous trouvait ici, >> savez-vous qu'il y va de la vie? Mourir pour mourir, » qu'importe? Je mourrai certainement une de ces nuits, si >> vous ne venez à mon aide; mais je veux mourir près de » vous, s'il est possible. Vous me faites compassion, lui >> dit-elle; mais que voulez-vous que je fasse, sinon de vous prier » de vous retirer? Roméo, je vous aime autant que l'on puisse >> aimer quelqu'un; et je fais pour vous plus de sacrifices que >> mon honneur ne devrait me le permettre. Vos mérites ont » vaincu mes scrupules. Si vous pensez me séduire, abandonnez » ce dessein, je vous prie; vous trouveriez que cette tentative » est vaine. Comme je ne veux pas que tous les soirs vous exposiez ici votre vie, je vous dis que, quand il vous plaira » de m'accepter pour votre femme, je suis prête à me donner » à vous tout entière, et à vous suivre en tous lieux sans >> crainte et sans réserve. »

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Cependant les hostilités renaissaient entre les deux familles. Roméo, pour épouser Juliette, fut obligé de s'adresser à un moine, à un confesseur, qui joue dans l'histoire le rôle le plus bizarrement caractéristique. Frère Lorenzo consent à servir les amants et à les marier.

<< Le saint temps de Carême était venu, et la jeune fille, >> feignant de vouloir se confesser, se rendit au monastère » de Saint-François. Elle entra dans l'un de ces confessio»naux que les frères de cet ordre emploient encore aujour» d'hui. Puis, elle fit demander le frère Lorenzo. Celui-ci, que > suivait Roméo, entra dans le confessional avec le jeune » homme par la porte du couvent, souleva une barre de fer qui >> séparait le confessional en deux parties, et dit à la jeune >> personne : Je vous ai toujours aimée comme ma fille; > mais aujourd'hui vous m'êtes plus chère que jamais, puisque » vous voulez prendre pour époux mon ami, messire Roméo. >> Elle répondit :- Je ne désire rien au monde que d'être légi» timement à lui. C'est pour cela que je suis venue ici, pleine » de confiance en vous, pour que vous soyez témoin devant » Dieu de ce que l'amour me porte à faire. Alors, le frère >> écouta les confessions de tous deux; et Roméo épousa » dans le confessional la belle jeune fille. Ils convinrent de se >> retrouver la nuit suivante, s'embrassèrent une seule fois et » partirent. Le frère fit sortir Roméo par la porte qui donnait » dans le couvent, et Juliette de l'autre côté; puis il replaça » la barre de fer, et d'autres dames entrèrent pour se confesser » à leur tour. »

Où trouver une initiation plus complète aux mœurs italiennes du temps? L'amour et le mariage dans le confessional; l'homme du monastère mêlé aux intrigues et aux passions de la jeunesse ; l'ardeur naïve de Juliette; le ton de galanterie de l'époque; la facilité de passion de Roméo : tout cela est curieux, comme étude et comme révélation. Vous redirai-je la suite de ce beau conte si connu de l'Europe? Roméo, dans un combat, tue, pour sa propre défense, un parent de Juliette. Il est condamné à l'exil.

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Je regrette de ne pouvoir citer le conte tout entier ; il est rempli d'âme, de simplicité, d'émotion. « Ah! dit Juliette, >> que ferais-je sans vous, Roméo ? La force de vivre me man» querait. Il vaut bien mieux que je vous suive partout où >> vous irez. Je me déguiserai si vous voulez ; je couperai mes » cheveux ; je serai votre domestique; et vous ne trouverez » personne qui vous serve avec plus de fidélité que moi. »

Quant au jeune homme, son seul chagrin en s'exilant de Vérone, c'est de quitter celle qu'il aime. Bientôt son père veut

la marier; mais elle est déjà la femme de Roméo; désolée, elle demande conseil au secourable moine. Le frère Lorenzo ne trouve pas de meilleur moyen que d'administrer à la jeune fille un breuvage narcotique; elle passe pour morte. Un accident égare la lettre que Lorenzo adressait à Roméo dans son exil; ce dernier, averti trop tôt de la mort de sa femme (mort qu'il croit réelle), revient à Vérone, pénètre dans la sépulture des Cappeletti, et se tue sur le cadavre de Juliette qui rouvre les yeux, reconnaît Roméo, et expire à son tour.

L'Europe entière a compris l'intérêt pathétique de ce récit. La grace suave et un peu efféminée qui le caractérise, a charmé les intelligences et séduit les âmes. Il représente la société de l'Italie, au seizième siècle, cette vie de sensation, d'amour, de transport et d'ivresse; au moment où les arts couvraient de leurs festons odorants, de leur végétation énervante ce pays de merveilleuse beauté.

L'écrivain italien ne réfléchit pas; il exprime des émotions, non des pensées; des sensations, non des résultats. La passion est là, vraie, forte, ardente; on s'intéresserait à Juliette et à Roméo quand même ce seraient des personnagès tout-à-fait communs. Leur situation est plus forte que leur caractère.

Ici se dessine la grande nuance des peuples du Midi et du Nord; toute l'inspiration méridionale a sa source dans la passion; toute l'inspiration du Nord, dans l'observation. Les grands, les vrais chefs-d'œuvre sont les résultats du mélange de ces influences confondues. Trop souvent chez les intelligences secondaires du Nord, l'observation analytique se montre si froide et si peu active, qu'elle perd toute faculté d'émotion; trop souvent chez les esprits méridionaux de second ordre, vous ne trouvez qu'une certaine chaleur extérieure et à fleur de peau, une sensualité ardente, mais passagère, une mobilité passionnée, sans résultat et sans but. Lisez, non pas le Dante, mais certains auteurs de sonnets italiens; votre oreille est caressée de sons agréables; les mots sont doux et bien enchaînés; on vous parle de rossignols et d'amour, de flammes et de fleurs; vous nagez dans un bain de vapeurs odorantes; voilà tout. Si vous parcourez quelques écrivains du Nord, vous découvrirez ça et là des observations raisonnables, des résultats pleins de bon sens, des idées nettes et

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bien classées; mais un froid mortel vous gagne; vous donneriez toute cette raison pour une image vive, pour un souvenir coloré; toute cette glace pour un rayon de soleil. L'expression des passions chez l'homme du Nord est à la fois plus concentrée et plus métaphysique; elle s'épanche et rayonne moins vivement å la surface. Elle devient presque intellectuelle et s'éloigne davantage du monde des sens. Chez l'homme du Midi, toutes les images extérieures se mêlent à l'expression de la passion; l'encens, les roses, le ciel, les ruisseaux, les forêts, tous les échos de volupté qui retentissent dans la nature, viennent résonner à la fois dans les sonnets de Pétrarque. Au Midi, on peut reprocher la facilité puérile de la versification, l'harmonie vide et creuse de la poésie, les voluptés mythologiques de Camoens, la prodigalité des couleurs et la sonorité insignifiante des sonnets italiens; au Nord, son analyse intrépidement froide, ses excès tragiques, la minutie de ses détails, la douloureuse énergie de son coloris et la lenteur de ses développements. Reconnaissons aussi les grandes et admirables qualités attachées à ces défauts: au Midi, passion, invention, création, fécondité, facilité, abondance, harmonie; au Nord, réflexion, profondeur, intensité, concentration, énergie, grandeur.

Bien long-temps avant que Luigi da Porto racontât cette histoire à madonna Lucina, en style fleuri et cadencé, il avait été question d'une aventure presque semblable.

Vers le milieu du XVe siècle, c'est-à-dire cent ans plus tôt, un auteur bien peu connu l'avait jetée dans la circulation. Il se nommait Masuccio de Salerne ; son plaisir était de récolter autour de lui les récits contemporains. Il y a des hommes, nés écouteurs, espions volontaires et innocents, qui passent leur vie à ce métier. Masuccio, après avoir écouté à toutes les portes et formé sa gerbe d'anecdotes, les livra au public sous le titre de Novellino.

«Que Dieu m'écrase, s'écria-t-il vivement dans sa pré» face, si chacun des faits que je vais rapporter ne m'a » pas été raconté comme véritable; ce ne sont pas ici des contes, >> mais des histoires réelles. »

Conte ou histoire, c'est dans le Novellino que se trouve la première trace du roman que vous venez de lire. Les événe

ments et les personnages ont quelque chose de plus rude: les draperies et les ornements de Luigi da Porto disparaissent. L'amant se nomme Mariotto de Sienne. Il épouse en secret une jeune fille riche qui s'appelle Jeannette, tout simplement Gianotta. Il se venge d'une injure personnelle à la façon italienne, par le meurtre, et on le bannit de Sienne. La jeune femme s'entend avec un domestique, se fait passer pour morte, est enfermée dans le caveau de la famille, et sort secrètement du caveau funèbre, afin d'aller retrouver son amant et son époux à Mantoue, lieu de l'exil de ce dernier. Cependant, la nouvelle de la mort de sa femme est arrivée jusqu'à Mariotto, qui prend aussitôt la route de Sienne, où sa tête est mise à prix : il brave la mort; il veut mourir sur le tombeau de celle qu'il aime. Les officiers de la République le reconnaissent; on le livre aux bourreaux, et sa tête tombe; cette tête sanglante est placée sur une des portes de la ville. C'est le premier objet qui frappe les yeux de la malheureuse Gianotta, lorsque revenant de Mantoue où elle n'a pas trouvé son mari, elle rentre à Sienne. Le désespoir lui brise le cœur, et elle expire sur la route.

Dans cette version première, qui se rapproche sans doute davantage du fait réel, ne trouvez-vous pas plus d'énergie, de passion et d'intérêt grandiose que dans la Nouvelle de Luigi da Porto? Masuccio vous rejette d'un siècle vers les temps barbares; la civilisation est moins efféminée; rien, dans son récit, ne rappelle les langoureuses et charmantes paroles de Juliette et de Roméo. Le drame marche par la seule passion; il va de son élan propre, sans mélangé d'autres caractères, sans moine complaisant, sans nourrice bavarde, sans appareil de bals et de fêtes. Ce sont deux cœurs méridionaux, qui se brisent plutôt que de se perdre, deux êtres qui bravent la mort, ne pouvant supporter la vie sans se voir; c'est le vigoureux germe méridional, dans toute sa dureté ardente, avant que des mœurs plus douces l'aient amolli et détrempé. Tout ferait croire que l'anecdote primitive n'a pas é sété fort altérée par Masuccio : voilà les mœurs du XVe siècle en Italie; le meurtre facile et sans honte; l'amour emporté et capable de tout; le bourreau toujours àctif; la porte des villes surmontée de têtes sanglantes et les foyers domestiques remplis de grandes tragédies causées par de fortes passions.

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