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CHAPITRE II.

Analyse des ouvrages de Cicéron sur l'art.

oratoire.

RIEN ne semble plus curieux et plus intéressant que d'entendre Cicéron parler de l'éloquence, et l'on croirait volontiers que l'examen de ses ouvrages sur cette matiere doit être un des objets les plus agréables que nous puissions avoir à considérer. Il ne faut pourtant pas s'y tromper : Cicéron parle à des Romains, et il y a long-tems qu'il n'y a plus de Romains. Plus ses traités ora toires sont habilement appropriés à l'instruction 'de ses concitoyens, et plus il doit s'éloigner de nous. Ce n'est pas que les principes généraux, les premiers élémens ne soient en tous tems et en tous lieux les mêmes nous l'avons vu en parcourant Quintilien. Mais tous les moyens, toutes les finesses, toutes les ressources de l'art, tout ce qui appartient aux convenances de style, aux bienséances locales, tous ces détails si riches sous la plume d'un maître tel que Cicéron, sont tellement adaptés à des idées, à des formes, à des

mœurs qui nous sont étrangeres, que pour en séparer ce qui peut nous convenir, il faut un travail particulier, une étude suivie, que jusqu'ici l'on n'avait droit de prescrire qu'à ceux qui se destinaient au barreau; et c'est là surtout le grand objet de Cicéron, celui qu'il a toujours devant les yeux. Comme il avait passé sa vie dans les combats judiciaires, comme les tribunaux étaient la lice journaliere où se signalaient les orateurs, il regarde l'accusation et la défense comme le plus pénible effort et le plus beau triomphe de l'éloquence. Sans cesse il représente l'orateur comme un soldat qu'il faut armer de toutes pieces, et qui doit à tous les instans être prêt à tous les genres de combats. Quelque louange qu'il donne à l'éloquence délibérative, à celle qui a pour objet de louer ou de blâmer, quelque mérite qu'il y reconnaisse, il donne toujours la palme à l'éloquence du barreau, comme à celle qui exige le plus : grand nombre de qualités réunies. Cette opinion paraît fondée pour ce qui regarde les tribunaux romains, et nous pourrons nous en convaincre tout à l'heure, en voyant les différens person→ nages qu'un orateur devait y soutenir quand il plaidait une cause. A l'égard du barreau français, ce n'est pas ici le moment d'établir la comparaison :

il sera tems de s'en occuper lorsque nous traite-. rons de l'éloquence moderne.

Mais ce qu'il importe d'établir avant tout, ce

que la lecture des Anciens nous apprend à chaque page, et ce que la différence des mœurs nous a fait oublier trop long-tems, c'est la haute impor tance que l'on attachait à Rome, peut-être encore plus que dans Athenes, au talent de la parole. Il faut bien se redire qu'il n'y avait chez les Romains que deux grands moyens d'illustration, les talens, militaires et l'éloquence. Il faut se souvenir que Crassus, Antoine, Hortensius, Cicéron, furent élevés aux premieres dignités de la République, parce qu'ils étaient' éloquens. On en trouve la raison dans la nature même du gouvernement. Quand un talent est d'un usage nécessaire et habituel pour quiconque se mêle de l'administration,: il faut absolument que ceux qui le possedent dans : un degré supérieur, soient honorés et révérés. Il y a une gloire généralement reconnue à faire mieux que les autres ce que tous ont le desir et le besoin de bien faire ; et plus la concurrence: est nombreuse et publique, plus la supériorité est éclatante. Or, il n'en était pas de Rome comme de quelques gouvernemens modernes, où les titulaires des grandes places ne les possedent

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pas toujours pour les remplir, où l'on convient d'une espece de partage qui donne le pouvoir, les honneurs et les émolumens aux chefs, et le travail aux subalternes; enfin, où quiconque a de quoi payer un secrétaire, peut à toute force se dispenser de savoir écrire une lettre. A Rome, on ne pouvait pas si facilement se cacher dans son impuissance, et ne paraître que sous le nom d'autrui. Il fallait payer dé sa personne et se produire au grand jour. Il fallait savoir parler au sénat, devant le peuple et au forum, souvent sans préparation et toujours de mémoire; et si l'on n'était pas obligé de s'en acquitter avec un grand succès, il était du moins honteux de montrer de l'incapacité. De là ces études si longues et si multipliées, qui étaient celles de toute la jeunesse romaine, depuis les fils des consuls jusqu'à ceux des affranchis. De là cette nécessité de se montrer tel qu'on était, devant une multitude de juges qui, voyant tous les jours ce qu'ils pouvaient attendre de chacun, étaient intéressés à mettre chacun à sa place. C'est ainsi que des hommes qui n'avaient d'autre recomman→ dation que leur mérite, parvenaient à ces dignités éminentes où la plus grande naissance ne conduisait pas toujours; c'est ainsi qu'un Cicéron, né dans un village d'Italie, obtint le consulat que l'on

refusait aux Catilina, aux Céthégus, aux Lentulus, issus des plus grandes familles de Rome, et parés de ces noms fameux que l'on respectait depuis l'origine de la République. Ce même Cicéron, né parmi nous, n'eût été probablement qu'un homme de lettres célebre ou un excellent avocat.

Si l'on a ces idées bien présentes à l'esprit, on ne sera pas étonné du nom et de la dignité des interlocuteurs qu'a choisis Cicéron dans les dialogues qui composent ses trois livres intitulés De l'Orateur; car à l'exemple de Platon, il semble avoir adopté de préférence la forme du dialogue dans presque tout ce qu'il a écrit sur la philosophie ou sur l'éloquence. Cette forme a de grands avantages: elle ôte au ton didactique ce qu'il a de naturellement impérieux, en substituant la discussion de plusieurs à l'enseignement d'un seul elle écarte la monotonie en variant le style, suivant les personnages; elle tempere la sécheresse et l'austérité des préceptes par l'agrément de la conversation; enfin elle développe le pour et le contre de chaque opinion, avec la vivacité et l'abondance que chacun de nous a naturellement en soutenant l'avis qui lui est propre; elle montre les objets sous toutes les faces et dans le plus grand jour On a objecté qu'elle avait un inconvénient, celui

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