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» et séparées de la grande chaîne qui lie toutes » les choses? La philosophie expérimentale tra>> vaillerait pendant les siècles des siècles, que » les matériaux qu'elle entasserait, devenus à la » fin, par leur nombre, au-dessus de toute » combinaison, seraient encore bien loin d'une >> énumération exacte. Ne faudrait-il pas des vo>> lumes pour renfermer les termes seuls par lesquels nous désignerions les collections distinctes » des phénomènes, si les phénomènes étaient con>> nus? Quand la langue philosophique sera-t-elle >> complète? Qui d'entre les hommes pourrait le >> savoir? Si l'Éternel, pour manifester sa toutepuissance plus évidemment encore que par

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les

» merveilles de la nature, eût daigné développer >> le mécanisme universel sur des feuilles tracées >> de main, croit-on que ce grand livre » fût plus compréhensible pour nous que l'uni» vers même? Combien de pages en aurait enten>> dues ce philosophe, qui, avec toute la force de » tête qui lui avait été donnée, n'était pas sûr d'a>> voir seulement embrassé les conséquences par >> lesquelles un ancien géomètre a déterminé le » rapport de la sphère au cylindre? Nous aurions,

1 Devenus au-dessus n'est pas français; il fallait dire arrivés au delà. Je remarque cette faute parce que c'est un● espèce de barbarisme de phrase. Il s'en faut d'ailleurs de beaucoup que la diction de Diderot soit habituellement pure et correcte.

por

» dans ce livre, une mesure assez bonne de la >> tée des esprits, et une satire beaucoup meilleure » de notre vanité. Nous pourrions dire: Fermat >> alla jusqu'à telle page; Archimède était allé quel>>ques pages plus loin. Quel est donc notre but? >> l'exécution d'un ouvrage qui ne peut jamais être fait, et qui serait au-dessus de l'intelligence hu>> maine, s'il était achevé. »

Il y a beaucoup d'esprit dans cette nouvelle démonstration d'une vérité d'ailleurs si souvent ré-" pétée. L'auteur a très-bien vu que la science qui cherche des principes et des résultats doit être quelque jour comme accablée par la multitude des faits, et comme perdue au milieu des immenses matériaux amassés par les siècles. Le seul travail de la mémoire doit absorber alors celui de l'esprit, et à mesure qu'il y aura plus à savoir, il sera plus difficile de comparer. L'idée du livre écrit par l'Éternel me parait belle et vraie; mais l'auteur ne s'est pas aperçu qu'il faisait un aveu dont la conséquence retombait sur lui et sur tous les incrédules. S'il a senti que l'œuvre du Créateur, expliquée même par lui, serait encore incompréhensible pour nous, il a donc saisi une fois cette vérité, qui, toute simple qu'elle est, semble avoir échappé à tous nos sophistes : que Dieu lui-même ne peut élever ici-bas notre raison, obscurcie par nos sens, jusqu'à la perception des idées infinies, qui sont celles du Créateur. Mais

en ce cas, l'incompréhensibilité n'est donc plus une objection contre ce que Dieu a révélé, non plus que contre ce qu'il a fait, dès que la révélation et les faits seront prouvés. C'est pourtant ce dont aucun de nos adversaires ne veut convenir, puisque, toujours réduits au silence par la réalité des faits, aussi bien démontrée que mal attaquée, ils se retranchent toujours dans ce que les mystères et les miracles ont en eux-mêmes d'incompréhensible. L'inconséquence est évidente, et c'est ce qui leur ôte toute excuse, à moins que l'opiniâtreté n'en soit une.

Ce beau paragraphe de Diderot est placé immédiatement après celui où il assigne des limites très-prochaines à l'étude et au progrès de toutes les sciences naturelles. Il ne donne pas un siècle à la géométrie; il compte l'histoire même de la nature parmi les sciences qui cesseront d'instruire et de plaire. Je ne vois là ni connexion ni vérité. De ce que chaque science marche vers un terme qu'elle n'atteindra jamais, il ne s'ensuit nullement qu'elle cessera d'instruire ou de plaire. Cette manie de prophétiser philosophiquement a été fort commune dans ce siècle. On a imaginé de se réfugier dans l'avenir, quand on ne pouvait pas tirer parti du présent et du passé; et il est sûr que l'avenir est un poste où l'on n'est pas aisément forcé. Mais cette manie a fait dire d'étranges choses; et, malgré la prédiction de Diderot, c'est parce qu'il

y aura toujours à découvrir, qu'il y aura toujours un motif pour étudier, de l'agrément et de l'utilité à apprendre, et de l'honneur à enseigner. En physique, par exemple, c'est justement parce que les causes générales sont inaccessibles que l'on sera toujours curieux des faits particuliers. Si nous pouvions connaître les causes, tous les faits seraient dès lors expliqués, et il serait indifférent d'en savoir plus ou moins: la synthèse dispenserait de l'analyse. C'est en ce sens que la Sagesse a dit : Mundum tradidit disputationi eorum : « Dieu a livré le monde aux opinions des hommes. » Si le monde était dévoilé, il n'y aurait plus ni opinions ni disputes d'opinions.

Comment croire que l'histoire naturelle en particulier deviendra jamais indifférente aux hommes, pour qui elle a un attrait général; comme si Dieu eût voulu augmenter sans cesse en nous l'admiration de ses œuvres par le plaisir de les étudier, et l'idée de sa grandeur par l'impossibilité de les comprendre? Qui dira plus haut et plus souvent que le naturaliste, Magnus Dominus, « le Seigneur est grand ?» Prédire le temps où l'on cessera d'observer, c'est prédire le temps où l'homme n'aura plus de curiosité; ce qui ne pourrait arriver que quand il saurait tout, ou ne voudrait plus rien savoir et dans le premier cas, l'homme serait un Dieu; dans l'autre, une brute. Diderot n'espère pas l'un, pourquoi suppose-t-il l'autre ? S'il con

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vient que les choses n'ont pas de bornes, pourquoi en marque-t-il de si prochaines à l'étude des choses? C'est se contredire bien étourdiment. Mais par bonheur les adages de ces philosophes, qui arrangent l'avenir comme le présent, ne dérangent point le plan de la Providence, et ne bornent pas plus ses bienfaits que nos facultés. Elle a été assez magnifique dans ses ouvrages pour occuper encore les dernières générations des derniers âges du monde, quelle qu'en soit la durée; elle a su y attacher un charme toujours renaissant pour la reconnaissance, et une richesse inépuisable pour nos besoins et nos plaisirs.

Ne serait-ce pas par aversion pour les causes finales que Diderot veut nous dégoûter si tôt de l'histoire naturelle? Il est certain que plus cette histoire est approfondie, plus l'argument tiré de ces causes devient irrésistible; et c'est ce que Diderot ne saurait supporter. Il se déclare formellement l'ennemi des causes finales, et emploie toute son autorité, c'est-à-dire, le ton d'autorité qui est le sien, pour les bannir à jamais de la physique, où, malgré lui, elles tiendront toujours une très-grande place, et la place la mieux démontrée. C'est peutêtre la plus notable absurdité où l'esprit humain soit jamais tombé que de nier un dessein là où l'on n'oserait contester le rapport des moyens à la fin. Mais même ce rapport, qui nous frappe comme le jour à midi, étant un témoignage irrécusable

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