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ceux à qui l'on ne démontre rien, même en logique, peuvent-ils être convaincus en fait de goût? Il a bien aussi son espèce d'évidence; mais peutelle embarrasser ceux qu'elle n'embarrasse pas même en philosophie, ceux qui ne répondent à rien qu'en prononçant ? Il s'agit donc à leur égard de quelque chose de plus sérieux, et qu'on n'avait pas encore pris la peine de relever, mais qui est devenu aujourd'hui, sans qu'il soit besoin que je dise pourquoi, un objet de remarque et d'attention. Non-seulement ces Bijoux ne sont rien moins qu'honorables pour l'auteur, comme romancier, encore moins comme moraliste; mais que sera-ce pour le philosophe, si c'est un ouvrage d'adulation, et tout entier de la plus basse adulation? Si ce n'était que pour Louis XV, qui, à cette époque, avait mérité des louanges1, on passerait sur l'exagération, et l'on citerait, quoique très-bas, ces vers de La Fontaine :

On ne peut trop louer trois sortes de personnes,
Les dieux, sa maîtresse et son roi.

Mais c'est à la gloire de la maîtresse, non pas de l'auteur, mais de Louis XV, que tout le roman est composé. C'est sous le nom d'une Mirzoza que la marquise de Pompadour est un modèle d'esprit, de grâce, et qui plus est, de sagesse et de fidélité. Il n'y a pas à dire non : l'auteur n'a

1 En 1748.

pas voulu qu'on eût même à percer le voile de l'allégorie; elle n'est pas fine, car il n'y en a que dans les noms. Il est bien vrai que la France s'appelle le Congo; Louis XV, Mangogul; le maréchal de Richelieu, Sélim; et la marquise, Mizoza mais, de peur d'équivoque, tout le reste est français à Congo; Jéliote et Lemaure chantent à Congo, et le sultan de Congo est à Fontenoi et à Lawfelt, etc. Jamais voile, si l'on peut appeler cela un voile, ne fut plus transparent, ou, pour mieux dire, plus grossier: caractères, aventures et mœurs, tout est de Paris et de Versailles et de ce temps-là, sans que l'auteur ait laissé rien à deviner. S'il n'y a pas beaucoup d'art dans ce plan d'allégorie et de flatterie, il n'y en a pas plus dans l'exécution. Louis XV, Mangogul, renferme dans sa tête plus d'esprit qu'il n'y en avait eu dans celle de tous ses prédécesseurs ensemble. Qu'on dise, après cela, que nos philosophes ne savent pas, au besoin, louer un roi tout comme ils savent se louer les uns les autres. S'ils n'ont pas le mérite de la mesure, on ne peut nier du moins qu'ils n'excellent dans l'hyperbole. Il est vrai que ce n'est pas celle qui est oratoire ou poétique; cela était bon pour un Bossuet, un Despréaux, qui n'étaient, comme on sait, que des flatteurs et des courtisans: les petits complimens de Diderot sont tout autrement tournés. Il met en scène un de ces beaux-esprits frondeurs qui

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apparemment ne lui plaisaient pas alors, et celui-là s'avise de dire du mal, dans un café, du grand Mangogul. Un vieux militaire blessé à Lawfelt, à côté de Mangogul (quoique Mangogul-Louis XV ne fût pas à Lawfelt), tance vertement le frondeur, qui s'écriait comme ont fait si souvent nos philosophes: Ah! si j'étais sultan!... - «< Si tu étais sultan, tu ferais plus de >> sottises encore que tu n'en débites. » Je suis pleinement, je l'avoue, de l'avis du vieux militaire. Ce n'est pas que je n'eusse très-bien pu dire comme un autre, dans mon temps, et quand j'étais un peu philosophe, Ah! si j'étais sultan! comme Mathieu Gâro dit à peu près, Ah! si j'étais le bon Dieu! Mais, depuis que j'ai vu les philosophes nos maîtres de plus près, je suis venu à résipiscence; et, tandis qu'ils sont restés tout aussi savans qu'ils l'étaient, j'ai cru devoir faire comme ce bon Mathieu Gâro, qui finit par louer Dieu de toutes choses; et, un peu plus blessé qu'il ne l'avait été par la chute d'un gland, j'ai compris qu'il ne fallait pas mettre les citrouilles au haut des chênes.

Je ne dois pas non plus vous priver de la petite harangue que Diderot met dans la bouche du vieux militaire, ne fût-ce que pour vous faire souvenir comme il en a profité lui-même. « Tais» toi, malheureux, respecte les puissances de la » terre, et remercie le ciel de t'avoir donné la

>> naissance dans l'empire et sous le règne d'un >> prince dont la prudence éclaire ses ministres, >> dont le soldat admire la valeur; qui s'est fait >> redouter de ses ennemis et chérir de ses peu

ples, et à qui l'on ne peut reprocher que la » modération avec laquelle tes semblables sont >> traités sous son gouvernement. »

Si quelque autre qu'un philosophe eût écrit ces dernières paroles, croyez-vous qu'il y eût, pour cet attentat à la liberté de penser, assez d'invectives dans la langue française, et assez de supplices dans les lois révolutionnaires?

L'auteur, si complaisant pour les sultans, ne l'était pas autant, à beaucoup près, pour ses confrères les romanciers, car ses confrères étaient des rivaux, et des rivaux alors beaucoup plus connus: que lui. Aussi ne les ménage-t-il pas; il fait ordonner au sultan de Congo, pour somnifère, la lecture de la Marianne de Marivaux, des Confessions de Duclos, et des Égaremens de Crébillon fils c'étaient précisément les trois romans: nouveaux qui avaient eu dans le temps le plus de succès. Celui de la Marianne s'est toujours soutenu, et c'est encore un des meilleurs romans que nous ayons. Les deux autres, quoique fort loin de ce mérite, ne sont pas oubliés : les Confessions ont celui des caractères et du style; et les Égaremens, qui promettaient de l'intérêt, mais que l'auteur n'acheva pas, sont encore ce qu'il a fait

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de mieux pour la peinture des mœurs, et à peu près le seul titre qui reste à sa mémoire. Les trois romans que nous a laissés Diderot n'approchent pas du moindre de ceux-là: jugez de son équité et de sa modestie.

Il imagina de pousser la flatterie pour son sultan encore bien plus loin; et pour cette fois, quoique l'exagération fût excessive, l'intention était déliée, car il touchait l'endroit sensible; et c'est le sublime de l'adulation. Il entreprit de mettre le règne de Louis XV au-dessus de celui de Louis XIV. Jamais Voltaire, tout courtisan qu'il était, n'avait été jusque-là, même dans les fêtes qu'il composa pour Louis XV et sa cour, au milieu de nos triomphes. Diderot, qui n'avait pas l'excuse d'écrire à Versailles et pour Versailles, n'eut pas tant de circonspection. La marquise Mirzoza, seule avec Sélim-Richelieu, le conjure de lui dire en toute confiance ce qu'il faut penser des merveilles qu'on raconte du règne précédent, dont il a vu la fin. Il convient d'abord qu'il y a eu en effet des choses glorieuses; mais ensuite, retraçant fort légèrement le bien, et insistant sur le mal, il conclut ainsi : « Voilà, madame, cet âge d'or; voilà ce bon vieux temps que vous >> entendez regretter tous les jours : mais laissez » dire les radoteurs, et croyez que nous avons >> nos Turennes et nos Colberts; que le présent, » à tout prendre, vaut mieux que le passé. »

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