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<«< Je ne doute point que, sans la crainte du » châtiment, bien des gens n'eussent moins de » peine à tuer un homme à une distance où ils ne >> le verraient gros que comme ne hirondelle, qu'à égorger un boeuf de leurs mains. Si nous » avons de la compassion pour un cheval qui » souffre, et si nous écrasons une fourmi sans >> scrupule, n'est-ce pas le même principe qui »> nous détermine? »

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Il faut également se donner la torture, ou pour trouver de pareils aperçus, ou pour en comprendre le résultat. Supposons qu'il soit possible de tuer un homme à la distance où il paraîtrait aussi petit qu'une hirondelle; c'est un secret qui n'est pas encore trouvé : on le trouvera peut-être, et ce sera une belle invention. Mais s'il était vrai que, dans cette hypothèse, il en dût naturellement coûter moins pour tuer un homme que pour égorger un bœuf, il s'ensuivrait que naturellement il en coûte plus à l'homme pour être boucher que pour être assassin, en raison de la grosseur respective de l'homme et du bœuf. Quelle proposition! Comme ils honorent la nature humaine ces grands amis de l'humanité! et comme il leur en coûte d'entasser des inepties pour peu le plaisir de la déshonorer! La fourmi, l'hirondelle, le boeuf et le cheval de Diderot ne prouvent rien de ce qu'il veut prouver. Si l'on plaint un cheval qui souffre, ce n'est pas parce qu'il est gros, c'est parce

que c'est un animal domestique, ami de l'homme, et utile à tout. Si l'on écrase la fourmi sans scrupule, c'est comme un insecte incommode et destructeur; et l'on tue sans scrupule, et même avec grand plaisir, un tigre et un léopard, parce que ce sont des bêtes féroces, quoiqu'elles soient d'assez belle taille, et qu'elles aient une très-belle fourrure. Mais que peut-il donc résulter de l'amphigouri de Diderot? C'est une singularité dans nos sophistes (et celle-là n'est pas plus heureuse que les autres), que, lors même qu'ils sont le plus obscurs et le moins devinables dans leurs raisonnemens, il y a d'ordinaire quelque chose de parfaitement clair, et c'est la perversité d'intention. Ici rien n'est moins équivoque. Qu'est-ce que l'auteur veut à toute force? Détruire le sentiment moral de la pitié, le mouvement naturel qui nous fait plaindre notre semblable quand il souffre. Ce sentiment, fondé sur les rapports les plus intimes de l'humanité, est peut-être le plus heureux que le Créateur ait mis en nous, parce qu'il supplée souvent les vertus, désarme le crime, et se fait sentir même aux plus méchans (les révolutionnaires toujours exceptés, comme de raison). C'est ce sentiment précieux dont la philosophie, l'éloquence et la poésie ont de tout temps fait les plus beaux éloges; c'est là ce que Diderot veut restreindre à une impression purement physique, à un mouvement tout machinal; et c'est ce qui

lui a suggéré d'attacher uniquement la pitié au volume des objets, et de faire disparaître le crime et l'horreur du crime en raison de l'éloignement des corps. Sans doute la sagesse créatrice, en nous donnant une âme et des organes, a voulu qu'il existât une correspondance continuelle entre les impressions des objets et nos affections morales; la vue du sang, des blessures,

et nous savons que des douleurs, des larmes et les cris de la souffrance et du besoin, sont des sensations qui nous portent à compatir. Mais nous savons aussi que ce ne sont pas nos organes qui sentent, mais notre âme; il y a long-temps que cela est prouvé et convenu 1. Or, tout ce qui tient à l'âme, au moral, au spirituel, déplaît mortellement aux matérialistes; et, pour que tout cela ne soit de rien dans la pitié, il nous disent par la bouche du maître : Vous vous imaginez, quand vous êtes touché de pitié, que vous éprouvez un sentiment bon et louable en lui-même, et qui est d'un bon cœur. Désabusez-vous machine que tout cela; tout dépend de la place qu'occupent les objets dans la rétine. Quoique le bœuf soit fort bon à manger, et qu'il soit très-permis de le tuer, vous y aurez toujours une répugnance extrême, parce 1 Il y en a, entre autres, une preuve singulière, et qui n'est pas douteuse. Il est de fait qu'en certains temps les personnes qui ont perdu un bras, une cuisse, souffrent dans le membre qu'elles n'ont pas.

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que c'est un très-gros animal, et qu'il répand beaucoup de sang. Mais si vous parveniez, n'importe comment, à voir les hommes aussi petits que les hirondelles, vous n'auriez aucune peine à les tuer; et si votre père était aussi petit et aussi gras qu'un ortolan, et votre mère qu'une caille, vous trouveriez tout simple de les manger rôtis, car il n'en coûterait pas plus de les manger que les tuer.

Si ce ne sont ses paroles expresses,

C'en est le sens.

(VOLTAIRE.

de

Et il faut toujours en revenir au refrain de M. Jourdain : La belle chose que la philosophie!

On a pensé, avec raison, que l'on pouvait tirer quelques instructions des réponses d'un aveugle à qui l'opération de la cataracte aurait rendu la vue, et qui exposerait fidèlement ses perceptions graduées et ses jugemens sur les objets par ce nouveau sens, dont l'exercice lui était auparavant inconnu. On a cru voir là un moyen d'acquérir de nouvelles lumières sur l'action et les relations de nos sens, et sur la manière dont les uns corrigent les erreurs des autres. C'est aussi ce qu'on a fait plusieurs fois, et non sans utilité, particulièrement en Angleterre, sur l'aveugle de Chéselden. Mais ce n'est pas l'avis de Diderot : cet homme, qui aime tant les expériences, ne se soucie nulle

ment de celle-là, apparemment par le plaisir de contredire, ou parce que cette expérience contredisait trop son matérialisme. Quoi qu'il en soit, lui, qui tout à l'heure subordonnait la métaphysique à un sens de plus ou de moins, à présent aime mieux écouter un métaphysicien sur la théorie des sens qu'un aveugle sur les sensations qu'il aurait éprouvées en voyant. Il y a ici confusion d'idées; car il est clair qu'on ne peut pas attendre la même chose de l'un et de l'autre : l'aveugle interrogé fournirait à l'observation des faits que lui seul peut savoir, et le savant en tirerait des conséquences que lui seul peut assembler, d'après les faits mûrement examinés, et d'après les témoignages comparés de plusieurs aveugles guéris. Mais ce n'est pas assez pour Diderot; il veut qu'on lui donne l'aveugle à instruire, et de longue main. Et j'en devine aisément la raison, car Diderot eût appris à l'aveugle à ne dire que ce qui convenait à Diderot. Voici ses paroles : «Il faudrait peut-être qu'on le rendît philoso» phe; et ce n'est pas l'affaire d'un moment de >> faire un philosophe, même quand on l'est. Que » sera-ce quand on ne l'est pas? C'est bien pis >> quand on croit l'être. » Tout cela est très-vrai; il ne s'agit que de l'application, qui aurait pu ne pas plaire à Diderot. J'avoue qu'il n'est ni aisé ni commun d'être un philosophe, ou d'en faire un; mais, après tout, on avait de nos jours fort abrégé

XVIII.

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