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tion du besoin qu'ils ont de suppléer la vue. Peutêtre serait-ce pour un vrai philosophe une occasion de remarquer la bienfaisante prévoyance de l'Architecte suprême, qui, dans la construction du corps humain, nous a donné des organes si bien entendus dans tous leurs rapports possibles, que, non-seulement ils sont d'une parfaite intelli gence pour les mêmes actes, mais qu'ils peuvent au besoin se suppléer les uns les autres, au point que celui qui est privé de deux sens peut encore sentir et exercer la vie avec les trois qui lui restent. Un physicien observateur aurait là une belle matière de recherches curieuses et de réflexions instructives sur les moyens de jouissance et d'industrie départis à l'homme, avec une si sage munificence, que même l'imperfection nécessaire de la créature et les accidens qu'elle entraîne suffiraient à prouver la perfection des lumières du Créateur, qui a tout prévu, pour remédier à tout. Mais ce n'est pas là ce que l'athée qui a le plus d'esprit verra jamais dans l'aveugle qui a le plus d'adresse. Celui-ci, quoique fort intelligent, était encore loin d'un autre aveugle bien autrement célèbre, l'Anglais Saunderson, qui professa les mathématiques à Cambridge, et donna des leçons d'optique. L'histoire des prodigieux effets du génie de cet aveugle, et l'explication d'une machine qu'il avait inventée pour chiffrer au tact, font partie de l'ouvrage de Diderot, et c'est tout ce

qu'il y a de bon; le reste est un ténébreux amas d'inductions mensongères et de suppositions gratuites, qui tendent à réduire tout à l'action des sens pour anéantir celle de l'âme, et à faire. de l'homme une pure machine pour faire de la morale un problème. L'auteur s'écrie: « Ah! madame (car c'est à une femme qu'il écrit, et le prosélytisme philosophiste s'adresse volontiers aux femmes), ah! madame, que la morale de l'aveugle est » différente de la nôtre ! que celle d'un sourd dif>> férerait encore de celle d'un aveugle '! et qu'un » être qui aurait un sens de plus que nous trouve» rait notre morale imparfaite, pour ne rien dire » de pis!» Que le pathétique de cette exclamation et ce ton de conviction profonde font un effet plaisant dans une phrase qui n'a aucun sens! L'auteur croyait-il s'entendre? Cela se peut. Mais qu'il eût été curieux d'apprendre de lui comment est faite cette morale des aveugles, si différente de celle des

1 A ces paroles vraiment étranges et rares en ridicule, il partit de tous les coins de la salle un éclat de rire universel; et ce ne fut pas, à beaucoup près, la seule fois que les citations produisirent cet effet, et souvent je ne puis m'empêcher de rire encore en les transcrivant. Hélas! de tout temps la sottise a été en possession de faire rire; mais comment la plus risible de toutes, précisément parce qu'elle était la plus sérieuse, celle de nos sophistes, at-elle fini par faire couler tant de sang et de larmes ? C'est là ce qui mérite d'être examiné, et ce qui attirera l'attention de la postérité.

sourds, et ce que deviennent ces deux morales si différentes dans ceux qui sont à la fois sourds et aveugles, et dont il ne parle pas, apparemment par discrétion! Je n'ai pas l'espérance, non plus que l'envie, d'avoir six sens; et tout ce que je demande à celui qui m'en a donné cinq, c'est de me les conserver jusqu'à la fin : mais encore serait-on bien aise de savoir ce que serait la morale des six sens par rapport à nous qui n'en avons que cinq, et pourquoi avec ces cinq sens notre morale est si imparfaite et si vicieuse. Comment surtout Diderot pouvait-il en savoir tant là-dessus, lui qui, après tout, n'en avait que cinq comme nous, tout philosophe qu'il était? Eh! mon pauvre philosophe, faut-il te parler sérieusement? Si, au lieu de tant de belles choses que tu vois dans les six sens, tu voyais ce qui est dans le sens commun, qui n'est pas celui de la philosophie, tu comprendrais que tu viens d'anéantir, en quatre lignes, deux sciences sur lesquelles tu n'as cessé d'écrire bien ou mal, la morale et la métaphysique. Je veux croire que tu ferais bon marché de la première; mais la seconde, que tu invoques sans cesse, et dans laquelle tu te crois si fort, tu la connais donc bien peu, puisque tu nous assures que la notre ne s'accorde pas mieux que la morale avec celle des aveugles. Dis-nous donc, s'il est possible, ce que devient une science qui a l'évidence pour but, et qui pourtant dépend d'un

sens de plus ou de moins. Dis-nous, quand il n'y plus ni morale ni métaphysique, ce que devient la raison. Viens me parler d'évidence, et je te répondrai, par tes propres principes. Ce qui est évident pour toi ne l'est pas pour un aveugle. Viens me parler de morale (et toi et les tiens vous la nommez à tout moment dans vos écrits en faisant tout pour qu'il n'y en ait pas), et je te répondrai que tu te moques de moi avec ta morale; qu'elle est très-imparfaite, pour ne rien dire de pis, puisque nous n'avons encore que cinq sens; et que, jusqu'à ce que nous en ayons six, comme cela ne peut manquer d'arriver un jour avec la perfectibilité philosophique, ta morale et rien c'est la même chose. Et oseras-tu dire que je ne raisonne pas aussi bien aussi bien que toi, quand mes raisonnemens ne sont que les conséquences immédiates des tiens? Quelle chute pour un si grand moraliste et un si fier métaphysicien, de se voir enlever ses deux sciences, le tout pour avoir le plaisir de raisonner sur les aveugles comme un aveugle sur les couleurs!

Messieurs, quand on aura mis à nu toute la pauvreté d'esprit de nos soi-disant philosophes (et ce n'est pas celle de l'Évangile), tout ce qu'il y a dans leurs écrits de profondément inepte, caché sous un vain appareil de mots abstraits et de phrases ampoulées, qui en imposaient à l'ignorance et à l'inattention; quand on aura détaillé,

XVIII.

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au moins en partie, l'incroyable quantité de bêtises proprement dites renfermées souvent dans une seule phrase (et je dis des bêtises par respect pour le mot propre, qui est de devoir, et surtout ici), on aura honte pour le siècle où nous vivons qu'il ait pu être si long-temps la dupe de charlatans si méprisables qu'ils n'étaient pas même en état de défendre leur masque, leur enseigne et leurs tréteaux, s'il y eût eu quelqu'un pour faire la police en philosophie comme on la faisait au Parnasse. Il faudra expliquer (et c'est par où je finirai) toutes les causes de cette tranquille et imperturbable possession de l'absurde pendant tant d'années, de cette longue et incompréhensible impunité dont le vertige révolutionnaire a été la suite, et dont il doit être aussi le remède. Si ce dernier délire paraît beaucoup moins durable, et semble même se dissiper déjà quand le premier a eu tant de durée, c'est qu'il y a ici une diffěrence essentielle, celle de l'absurde et de l'atroce, d'abord en spéculation, et ensuite en pratique; et si l'on a pu se tromper long-temps au premier, il n'y avait pas moyen de s'abuser long-temps sur le second. Si vous me permettez une de ces comparaisons familières qui n'en sont que plus sensibles, je dirai que c'est notre faute, et non pas celle de la Providence, si, à force d'orgueil, d'obstination et de folie, nous l'avons obligée enfin de répondre à ses ennemis comme cet ancien Grec,

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