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pour les sciences le fit bientôt ce qu'il voulait être, en dépit de ce qu'on voulait qu'il fût. Il avait naturellement une extrême avidité de connaissances; et c'est à peu près tout ce qu'il eut de la philosophie; car, d'ailleurs, son esprit ressemblait à ces estomacs chauds et avides qui dévorent tout et ne digèrent rien, et ce ne sont pas ceux des hommes sains.

Venu de Langres à Paris, malgré ses parens, sans autre ressource que celle de la plupart des gens de lettres au commencement de leur carrière, c'est-à-dire, le produit éventuel du travail et du talent, il augmenta encore ses embarras et ses besoins, en épousant une femme qui ne lui apportait que de la beauté et de l'honnêteté : mais son activité suppléait à tout1; il étudia la physique et la géométrie, et se mit en état d'être un des coopérateurs du Dictionnaire de médecine, avec Pidou et Toussaint; il fit une très-médiocre traduction d'un très-médiocre ouvrage an

1 Le libraire chez qui Diderot porta son premier manuscrit le fit examiner par quelques gens de lettres, qui lui dirent que l'ouvrage n'était pas en état d'être imprimé, mais que l'auteur avait du talent, et qu'il ferait bien de l'encourager en achetant son manuscrit et en l'engageant à travailler. Le libraire lui donna cent écus, que Diderot revint apporter à sa femme avec beaucoup de satisfaction. Sa femme, qui n'avait aucune idée de la littérature, mais qui avait une probité délicate, fondée sur des sen

glais, l'Histoire de Grèce, de Stanyan, et une autre traduction beaucoup meilleure, ou plutôt une imitation très-libre de l'Essai sur le mérite et la vertu, de Shaftesbury. Le fond moral et philosophique de ce livre est assez bon, quoiqu'on ait cru y apercevoir des propositions dangereuses, faute de se souvenir du dessein bien marqué de l'auteur anglais, qui est de parler de la vertu dans un sens absolu, indépendamment de toute croyance particulière, mais toujours dépendamment de l'idée de la Divinité. Ce plan aurait pu avoir des inconvéniens, s'il eût exclu le besoin d'une révélation; mais c'est ce qu'on ne voit nulle part dans l'ouvrage du philosophe anglais.

Il faut croire, ou que le traducteur était alors bien gratuitement de mauvaise foi, ou qu'il pensait tout le contraire de ce qu'il a pensé depuis ; car il est ici décidément théiste, comme il a été depuis décidément athée. C'est bien en son propre et privé nom qu'il parle; c'est bien comme siennes qu'il donne les opinions de Shaftesbury, lorsqu'il

timens de religion qu'elle ne perdit jamais auprès de son mari, s'écria, en voyant cette somme : « Ah! monsieur » Diderot comment avez-vous pu tromper ce pauvre >> homme au point de recevoir tant d'argent pour ces chif» fons de papier que vous m'avez montrés? Ne craignez» vous pas de lui faire tort. » Son mari eut bien de la peine à lui faire entendre ce qui en était, et à dissiper ses scrupules. C'est lui-même qui racontait cette anecdote.

dit, dans son discours préliminaire : «Point de » vertu sans croire en Dieu; point de bonheur » sans vertu ce sont les deux propositions de » l'illustre philosophe dont je vais exposer les » idées. Des athées qui se piquent de probité, et » des gens sans probité qui vantent leur bonheur, » voilà mes adversaires. » Cela est formel, et vous voyez, messieurs, que c'est à Diderot que je pourrais renvoyer les injures' que l'on m'a prodiguées dans nos journaux philosophiques, pour avoir manqué de respect à l'athéisme; mais, en conscience, j'aime beaucoup mieux les garder pour moi.

Il n'y a pas à douter que Diderot ne fût, en effet, bien plutôt le rédacteur des principes de l'auteur anglais, comme étant aussi les siens, que simple rédacteur de l'Essai sur le mérite et la vertu. Il suffit, pour s'en convaincre de plus en plus, de l'entendre encore lui-même sur toutes les libertés qu'il s'est données. « Je l'ai lu et relu; je

1 Je venais d'être traité publiquement de scélérat et d'imbécille, en propres termes, et dans une lettre signée par un savant célèbre, par un membre de l'Académie des Sciences, et imprimée dans le Journal de Paris, uniquement pour avoir dit que la doctrine des athées était ennemie de tout ordre social et moral, et par conséquent de tout gouvernement. C'est d'après les réflexions que doit faire naître un pareil trait, inouï dans l'hstoire du monde, qu'on le trouvera au nombre des phénomènes de la révolution. (Voyez l'Apologie.)

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» me suis rempli de son esprit, et j'ai, pour ainsi dire, fermé son livre, lorsque j'ai pris la plume..... et ce qui n'était proprement qu'une » démonstration métaphysique s'est converti en » élémens de morale. » Diderot pouvait-il annoncer plus expressément que l'ouvrage anglais était devenu le sien? Il écrivait donc d'après sa pensée, puisqu'il est contraire à la nature qu'un homme fasse un pareil travail sur un fond essentiellement contraire à ses opinions. Vous sentez quelles conséquences j'en pourrai tirer: elles trouveront leur place ailleurs, quand je rassemblerai tous les exemples semblables: ici, je me borne à une seule, c'est que Diderot (à moins qu'on ne démente ses propres ouvrages) commença bienauthentiquement par croire en Dieu. Si c'est un grand tort devant la philosophie du jour, je laisse aux athées révolutionnaires à le pallier comme ils pourront, et à défendre la mémoire de leur patriarche c'est leur affaire, et non pas la mienne. Il eut un autre tort, que l'intérêt particulier et l'exemple assez général pouvaient peut-être excuser alors, mais qui ne doit pas aujourd'hui trouver plus de grâce à leurs yeux, puisque nous les voyons s'exprimer tous les jours en hommes qui, bien sûrs de n'avoir pas besoin d'indulgence, se croient dispensés d'en avoir aucune pour autrui; il fit les Bijoux indiscrets. Et quand je dis que ce fut un tort qu'ils ne doivent pas excuser,

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се n'est pas parce que l'ouvrage est un roman trèslicencieux d'un bout à l'autre, et finit même par un amas d'obscénités polyglottes1; non, ce n'est sûrement pas ce qui pourra les blesser; car Diderot a prononcé, dans un autre roman, au nom de la philosophie, qu'il n'y avait que des hypocrites qui puissent trouver mauvais qu'on nommât les choses par leur nom, et qui vissent dans l'indécence des écrits un scandale pour les mœurs. Vous avez vu ce que Cicéron, comme tant d'autres philosophes païens, a pensé de ce cynisme; mais ce ne sont pas ceux d'aujourd'hui qui appelleront de cet oracle de Diderot. Ce n'est pas non plus parce que le roman est sans imagination, sans intérêt, sans goût : les feuilles philosophiques prononceront2 qu'il y en a; et vous savez que ces gens-là sont, par état, en possession de prononcer sur tout, et dispensés de prouver rien; vous pouvez en juger par l'éloge qu'ils viennent de faire de Jacques le Fataliste et de la Religieuse. Nous prouverions en vain, nous autres pauvres gens qui en sommes encore aux preuves, que ces deux ouvrages. n'ont pas le sens commun :

1 Comme la langue française lui parut répugner trop aux ordures, il a rassemblé tout ce qu'il pouvait en savoir dans cinq ou six pages de latin, d'anglais et d'italien.

2 On a vu dans la Vie de Sénèque et dans cent autres. endroits ces mots familiers à nos maîtres: Nous pro

nonçons.

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