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Cependant tel fut l'effet de la première dispute de Rousseau sur les arts et les sciences, que cette opinion, qui d'abord n'était pas la sienne, et qu'il n'avait embrassée que pour être extraordinaire, lui devint propre à force de la soutenir. Après avoir commencé par écrire contre les lettres, il prit de l'humeur contre ceux qui les cultivaient, Il était possible qu'il eût déjà contre eux un levain d'animosité et d'aigreur. Ce premier succès, plus grand qu'il ne l'avait attendu, lui avait fait sentir sa force, qui ne se développait qu'après avoir été vingt ans étouffée dans l'obscurité et la misère. Ces vingt ans, passés à n'être rien, pouvaient tourmenter alors son amour-propre dans ses premières jouissances; car, pour l'homme qui se sent au-dessus des autres, c'est un fardeau sans doute que d'en être long-temps méconnu. Rousseau ne commençait que bien tard à être à sa place, et peut-être est-ce là le principe de cette espèce de misanthropie qui depuis ne fit que s'accroître et se fortifier. Il se souvenait (et cette anecdote est aussi certaine qu'elle est remarquable) que, lorsqu'il était commis chez M. Dupin, il ne dînait pas à table le jour que les gens de lettres s'y rassemblaient. Ainsi Rousseau entrait dans le champ de la littérature comme Marius rentrait dans Rome, respirant la vengeance, et se souvenant des marais de Minturnes.

Le Discours sur l'inégalité n'était encore qu'une

suite et un développement de ses premiers paradoxes, et de la haine qui semblait l'animèr contre les lettres et les arts. C'est là qu'il soutint cet étrange sophisme, que l'homme a contredit la nature en étendant et perfectionnant l'usage des facultés qu'il en a reçues. Cette assertion est d'autant plus extraordinaire, que Rousseau lui-même avouait que la perfectibilité était la différence spécifique qui distinguait les hommes des autres animaux. Après cet aveu, comment pouvait-il avancer que l'homme qui pense est un animal dépravé? Il n'est pas bon que l'homme soit seul, dit l'Étre suprême dans les livres de Moïse. Rousseau est d'un avis bien différent; il prétend que l'homme a été rebelle à la nature lorsqu'il a commencé à vivre en société. Il prouve très-bien et très-éloquemment qu'en établissant de nouveaux rapports avec ses semblables, l'homme s'est fait de nouveaux besoins qui ont produit de nouveaux crimes; mais il oublie que l'homme, en même temps, s'est ouvert une source de nouvelles jouissances et de nouvelles vertus. Il oublie que l'homme ne vit nulle part seul, et que, dans les peuplades les plus isolées et les plus sauvages, il y a des rapports nécessaires et inévitables; d'où il faudrait conclure que ceux mêmes que nous appelons sauvages sont comme nous hors de la nature. Aussi est-il forcé d'en convenir; mais alors comment prouver que l'homme était essentiellement né pour vivre seul?

comment prouver qu'un état qui peut-être n'a jamais eu lieu, dont au moins nous n'avons ni aucun exemple ni aucune preuve, était l'état naturel de l'homme? D'ailleurs, ce mot de nature, qui est très-oratoire, est très-peu philosophique; il présente à l'imagination ce qu'on veut, et il échappe trop à la définition. Il n'est pas fait pour être employé lorsqu'on raisonne en rigueur, parce qu'alors on s'aperçoit que son acception est vague, et que c'est presque toujours un synonyme imparfait. Rousseau, frappé des vices et des malheurs de l'homme en société, imagina qu'il eût été meilleur et plus heureux, qu'il eût mieux rempli sa destination, si la terre eût été couverte d'individus isolés. Il n'examine pas même si cette supposition est dans l'ordre des possibles; et, dans le fait, si on l'examinait, elle se trouverait évidemment absurde. Il n'examine pas si, l'homme ayant une tendance irrésistible à exercer plus ou moins ses facultés, il est possible de marquer précisément les limites où cet exercice doit s'arrêter, pour n'être pas ce qu'il appelle une dépravation; et si, pressé lui-même de tracer le modèle absolu de l'homme de la nature, il serait bien sûr d'en venir à bout. Rousseau semble dire: « Le mal est parmi les » hommes: c'est leur faute; pourquoi les hommes >> sont-ils ensemble? Certes, si chacun était seul, » il ne ferait pas de mal à autrui. » Je demande si ce sont là des idées raisonnables.

Il n'y a de rapine, de brigandage, de violence, que parce qu'il y a des propriétés. Rousseau, qui veut que ce soit toujours l'homme qui ait tort, et jamais la nature, comme si, philosophiquement parlant, l'homme, et tout ce qui est de l'homme, n'était pas dans la nature, c'est-à-dire, dans l'ordre essentiel des choses; Rousseau prétend que la propriété est un droit de convention. Certes, c'est un droit naturel, ou jamais ce mot n'a eu de sens. Quand il n'y aurait que deux hommes sur la terre, et que l'un des deux, rencontrant l'autre, voudrait lui ôter le fruit qu'il aurait cueilli, le gibier qu'il aurait tué, et la peau de bêté qui le couvrirait, celui qui défendrait ces propriétés les défendrait en vertu d'un droit très-naturel, antérieur à toute police, et né seulement du sens intime. Rousseau démontre très-bien que de la propriété naissent de très-grands maux; mais il oublie ce qui est tout aussi évident, que, s'il n'y avait point de propriété, il y aurait de bien plus grands maux encore; que, non-seulement toute société serait dissoute, ce qui, à la vérité, ne serait pas un très-grand mal dans son système, mais que les hommes ne se rencontreraient plus que pour se faire la guerre; ce qui est justement le mal qu'il voudrait éviter.

Quelle est l'origine de tous ces paradoxes insoutenables? L'oubli d'une vérité très-simple, à laquelle ne peuvent pas s'accoutumer les imaginations ardentes, entêtées de la chimère d'un

optimisme impossible, mais à laquelle pourtant la réflexion ramène toujours; c'est que l'homme, étant à la fois essentiellement perfectible et essentiellement imparfait, doit également être porté à acquérir, et nécessité à abuser. S'il lui était donné d'avoir quelque chose d'incorruptible, ce ne serait plus une qualité humaine, ce serait un attribut de la Divinité. Il résulte que, bien loin de vouloir remédier à l'abus en détruisant l'usage, il faut, au contraire, essayer de réformer l'abus par un usage mieux entendu; et c'est l'ouvrage de la vraie philosophie : non celle qui égarait Rousseau lorsqu'il employait tant d'art et d'esprit à soutenir ses hypothèses brillantes et erronées, mais celle qui l'enflammait de l'amour du genre humain, lorsqu'il composait son chef-d'œuvre d'Emile.

Le monde est bien vieux, disent les physiciens: cela peut être; mais, à considérer les révolutions que le globe a dû éprouver, l'homme est peutêtre encore bien neuf. A voir combien il y a peu de temps qu'une partie des nations connues est sortie de la barbarie, combien croupissent encore dans l'ignorance, combien, parmi celles mêmes qui ont fait le plus de progrès, on s'est peu occupé jusqu'ici des moyens de rendre l'homme meilleur et plus heureux, on peut croire que la philosophie a beaucoup à espérer, parce qu'il lui reste beaucoup à faire.

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