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un enfant, sert à l'élever au-dessus des autres hommes dans ses écrits. C'est sous ce point de vue que le philosophe se plaît à étudier les personnages extraordinaires; et s'il préfère cette recherche instructive à la pompe mensongère du panégyrique, ce n'est pas que la louange lui soit importune, c'est que la vérité lui est chère. S'il veut être le juge des hommes célèbres, ce n'est pas pour en être le détracteur; c'est pour apprendre à connaitre l'humanité, qu'il faut surtout observer dans ce qu'elle a produit de grand : ce n'est pas par un sentiment d'orgueil ou d'envie qu'il observe les fautes et les faiblesses; c'est au contraire pour en montrer la cause et l'excuse; et le résultat de cet examen, qui fait voir le bien et le mal nés tous deux de la même source, est une leçon d'indulgence.

Mais, quand on serait sûr d'être exactement instruit des faits, et de ne rien donner à l'esprit de parti (deux conditions indispensables pour toute espèce de jugement, et dont pourtant on s'embarrasse fort peu, tant on est pressé de juger), il ne faudrait pas encore choisir le moment où l'on vient de perdre un écrivain célèbre pour soumettre sa mémoire à cet examen philosophique qui ne sépare point la personne et les ouvrages. Le talent, comme on l'a dit ailleurs, n'est jamais plus intéressant qu'au moment où il disparaît pour toujours. Auparavant, on souffrait

XVIII.

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qu'il fût déchiré pour l'amusement de la malignité, à peine alors veut-on permettre qu'il soit jugé pour l'instruction; et si, pendant la vie, les torts de l'homme nuisent à la renommée de l'écrivain, c'est tout le contraire après la mort cette renommée couvre tout de son éclat; et la postérité, qui jouit des écrits, prend sous sa protection l'auteur dont elle a recueilli l'héritage. D'ailleurs, il faut l'avouer, ce sentiment est équitable. A l'instant où l'homme supérieur nous est enlevé par la mort, il semble qu'on ne doive rien sentir que sa perte. La tombe sollicite l'indulgence en inspirant la douleur, et il y a un temps à donner au deuil du génie avant de songer à le juger.

Bornons-nous donc à jeter un coup d'œil rapide sur les productions du citoyen de Genève, devenu l'un des ornemens de la littérature française.

Il commença tard à écrire, et ce fut pour Jui un avantage réel qu'il dut à des circonstances malheureuses. Condamné depuis l'enfance à mener une vie pauvre, laborieuse et agitée, il eut tout le temps d'exercer son esprit par l'étude, et son cœur par les passions; et l'un et l'autre débordaient pour ainsi dire d'idées et de sentimens, lorsqu'il se présenta une occasion de les répandre. Aussi parut-il riche parce qu'il avait amassé longtemps, et cette terre qui était neuve n'en fut que plus féconde.

Communément on écrit trop tôt; et si l'on en excepte les ouvrages d'imagination, dans lesquels les essais sont pardonnables à la jeunesse, comme les premières études à un peintre, il faudrait d’ailleurs étudier lorsqu'on est jeune, et composer lors-' qu'on est mûr. L'esprit des jeunes auteurs n'est guère que de la mémoire, leur jugement n'est pas formé, et leur goût n'est pas sûr. Ils affaiblissent les idées d'autrui ou exagèrent les leurs, parce qu'ils manquent également de mesure et de choix. Aussi, tandis qu'il est assez commun de voir à cet âge du talent pour la poésie, rien n'est plus rare que de voir un jeune homme en état d'écrire une bonne page de prose.

Le premier ouvrage de Rousseau est celui qu'il a le plus élégamment écrit, et c'est le moins estimable de tous. On sait qu'une question singulière proposée par une académie, et qui peut-être n'aurait pas dû l'être, donna lieu à ce fameux discours qui commença la réputation de Rousseau, et qui ne prouvait que le talent assez facile de mettre de l'esprit dans un paradoxe. Ce discours, où l'on prétendait que les arts et les sciences avaient corrompu les mœurs, n'était qu'un sophisme continuel, fondé sur cet artifice si commun et si aisé de ne présenter qu'un côté des objets, et de les montrer sous un faux jour. Il est ridicule d'imaginer que l'on puisse corrompre son âme en cultivant sa raison. Le principe d'erreur qui règne dans tout le

discours consiste à supposer que le progrès des arts et la corruption des mœurs, qui vont ordinairement ensemble, sont l'un à l'autre comme la cause est à l'effet. Point du tout. L'homme n'est point corrompu parce qu'il estéclairé; mais quand ile st corrompu, il peut se servir, pour ajouter à ses vices, de ces mêmes lumières qui pouvaient ajouter à ses vertus. La corruption vient à la suite de la puissance et des richesses, et la puissance et les richesses produisent en même temps les arts qui embellissent la société. Or, il est de la nature de l'homme d'user de sa force en tout sens. Ainsi, les moyens de dépravation ont dû se multiplier avec les connaissances, comme la chaleur qui fait circuler la sève forme en même temps les vapeurs qui font naître les orages. Ce sujet, ainsi considéré, pouvait être très-philosophique; mais l'auteur ne voulait être que singulier. C'était le conseil que lui avait donné un homme de lettres célèbre, avec lequel il était alors fort lié. Quel parti prendrez-vous? dit-il au Genevois qui allait composer pour l'Académie de Dijon. Celui des lettres, dit Rousseau. - Non, c'est le pont aux ánes. Prenez le parti contraire, - et vous verrez quel bruit vous ferez.

Il en fit beaucoup en effet. Il eut l'honneur assez rare d'être d'abord réfuté par un souverain 1; ensuite il eut le bonheur de trouver, dans

1 Le feu roi de Pologne, Stanislas.

un professeur de Nancy, un adversaire très-maladroit. Ainsi, il lui arriva ce qu'il y a de plus heureux dans une mauvaise cause: sa thèse fut célèbre et mal combattue. Il battit avec l'arme du ridicule des adversaires qui avaient raison de mauvaise grâce. D'ailleurs, la discussion valait mieux que le discours, et Rousseau se trouvait dans son élément, qui était la controverse. Il vint pourtant un dernier adversaire (M. Bordes, de Lyon), qui défendit la vérité avec éloquence; mais le public fit moins d'accueil à ses raisons qu'aux paradoxes de Rousseau. La même chose arriva depuis lorsque deux excellens écrivains réfutèrent d'une manière victorieuse sa Lettre sur les spectacles. Malgré tout leur mérite, suffisamment prouvé d'ailleurs par tant de titres reconnus, le public, qui aime mieux être amusé qu'instruit, et remué que convaincu, parut goûter plus les écarts et l'enthousiasme de Rousseau que la raison supérieure de ses adversaires. En général, le paradoxe doit avoir cette espèce de vogue, et entre les mains d'un homme de talent il offre de grands attraits à la multitude: d'abord celui de la nouveauté; ensuite, il est assez naturel que l'auteur à paradoxe mette plus de chaleur et d'intérêt dans sa cause que n'en peuvent mettre dans la leur ceux qui le réfutent. On se passionne volontiers pour l'opinion qu'on a créée; on la défend comme son propre bien, au lieu que la vérité est à tout le monde.

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