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quai dès lors tous les reproches qu'on pouvait lui faire; je réduisis, comme je le devais, la folle exagération des louanges. Je montrai dès lors les rapports, très-importans et très-décisifs, entre l'auteur et sa doctrine, entre sa vie et ses livres, entre son amour-propre et ses principes, entre ses ressentimens et ses jugemens, entre son caractère et sa morale, entre ses aventures et ses romans. Tout cela n'était que sommairement résumé avec une précision sévère qui ne manqua pas de m'attirer, de la part des enthousiastes, quelques libelles, dont je fus affecté alors, et dont je m'applaudis aujourd'hui. Je n'avais jamais pu goûter l'arrogance paradoxale qu'on appelait énergie, et le charlatanisme de phrase qu'on appelait chaleur. En un mot, je ne pouvais voir dans ce J.-J. Rousseau, tant vanté par une certaine classe de lecteurs, et surtout par lui-même, que le plus subtil des sophistes, le plus éloquent des rhéteurs, et le plus impudent des cyniques. Combien ce jugement, que je crois juste, et qui est, à ma connaissance, celui de tous les bons esprits, laisse-t-il de places au-dessus de Jean-Jacques, pour ceux qui ont été dans la première classe des vrais philosophes, des orateurs et des poëtes! Mais combien ce même jugement m'a paru encore plus fondé depuis que le Ciel a permis que ce funeste novateur fût si terriblement réfuté par tout le mal qu'il a fait! Il faut détailler aujour

d'hui ce que je n'avais qu'effleuré ; et je suis obligé de montrer l'homme en même temps que ses opinions: l'un sert à infirmer l'autre.

L'orgueil, et l'orgueil blessé, explique tous les travers et tous les paradoxes de Rousseau; l'orgueil, et l'orgueil flatté, explique toute sa vogue et son influence.

Il avait vécu pauvre, et il avoue qu'il hait naturellement les riches. Ce sentiment, pour être avoué, n'en est pas moins vil; car il faut prouver, ou que l'envie n'est pas vile, ou que cette haine n'est de l'envie. Essayez.

pas

Il avait vécu obscur et rebuté, et il avoue qu'il hait naturellement les grands. Essayez de prouver que ce n'est pas une injustice odieuse et absurde de hair toute une classe d'hommes, dans laquelle on trouve, à l'examen, autant de mérite et de vertus que dans toute autre; qu'il n'est pas indigne d'un homme raisonnable de confondre dans un même sentiment d'aversion toute une classe très-nombreuse, à cause des torts et des vices de quelques individus. Enfin, tâchez de trouver un motif réel à cette haine, si ce n'est celui-ci, que l'orgueil suggère et ne prononce pas: Je les hais, parce qu'ils sont placés au-dessus de moi.

Il avait travaillé vingt ans dans tous les genres d'écrire, sans parvenir à se faire connaître; et à peine commence-t-il à goûter les prémices de sa

réputation, qu'il affecte d'avilir la célébrité littéraire, qu'il a cherchée par tous les moyens et qu'il n'a pu encore atteindre, par des paradoxes insensés et brillans. Et pourquoi cette contradiction? D'abord pour se venger de la longue impuissance de ses efforts et de ses prétentions; ensuite, pour paraître en quelque sorte au-dessus de la célébrité, en revanche de ce qu'il est resté si long-temps au-dessous; enfin pour humilier, autant qu'il est en lui, eeux qui ont été célèbres plus tôt que lui, ou qui le sont encore plus que lui. Je suis devenu auteur par mon mépris méme pour cet état; ce sont ces propres paroles. Des sots peuvent y voir une noble élévation, un grand air de supériorité ; le bon sens y voit (et le bon sens se sert du mot propre, quand rien ne le lui défend), 1°. un mensonge effronté, puisque ses propres Mémoires nous apprennent combien il a fait de tentatives inutiles pour être compositeur, auteur dramatique philosophe et publiciste; puisque ses ouvrages, publiés depuis, dans ces différens genres, ont été conçus, préparés, ébauchés, de son aveu, pendant le cours de sa vie, tour à tour errante et retirée; puisqu'il nous raconte lui-même toutes les démarches qu'il a faites pour s'approcher des hommes célèbres, des académies, des protecteurs; puisqu'enfin il avait concouru plusieurs fois pour des prix académiques, et que les premiers éclairs de sa réputa

tion partirent d'une académie de province. Voilà sans doute un mépris pour l'état d'auteur d'une espèce toute nouvelle.

2o. Le bon sens y voit une sottise dans toute la force du terme. Quoi de plus sot que de mépriser ce qui en soi n'est rien moins que méprisable, et ce qui a honoré les plus grands hommes en tout genre, depuis Cicéron jusqu'à Fénélon, qui pouvaient être grands sans être auteurs, et qui se sont fait gloire de l'être?

3°. Le bon sens y voit un excès d'impertinence et de fatuité impardonnable. Comment supporter qu'un homme qui ne serait rien, ou qui serait pis que rien, s'il n'était auteur, se donne l'air de mépriser ce qu'il a eu tant de peine à obtenir, et ce qui seul a fait de lui quelque chose?

Il avait été long-temps aventurier, laquais, commis, etc.; et cette espèce d'existence est loin de la considération. Que Rousseau se sentît fait pour valoir mieux, je le comprends; qu'il en ait conçu de l'humeur contre la société, je ne puis l'excuser. C'est de lui seul qu'il avait à se plaindre, et non des autres. Le monde n'est pas obligé de reconnaître le mérite avant qu'il se soit fait connaître lui-même; et à qui la faute, si celui de Rousseau demeura si long-temps hors d'état de se produire? S'il avait eu assez de raison et de bonne foi pour s'appliquer les conséquences des aveux que le seul plaisir de parler de lui fait si

souvent tomber de sa plume, il se serait dit à lui-même ce que tout lecteur sensé lui dira : « Ce » sont les défauts de ton caractère qui ont re>> tardé l'essor de ton talent. C'est ton invincible » indolence, la mobilité de tes idées, la manie » de tout essayer et de ne rien finir; et si tu pré» tends être philosophe, commence par te faire justice, afin de la rendre à autrui. »

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Mais ce n'est pas ainsi que parlent l'amourpropre souvent contristé et humilié, et l'imagination ardente long-temps exaltée dans ses rêveries solitaires. L'un et l'autre ont pris la parole, et ont dit : « Comment un homme d'un mérite » si supérieur, un homme qui mérite des statues, » a-t-il été si long-temps dénué, ignoré, rebu» té? C'est que l'ordre naturel est interverti par » l'ordre social; c'est que tout est bien dans la » nature, et que tout se dégrade entre les mains » de l'homme'; c'est qu'il y a des riches et des grands, des royaumes et des villes, et qu'il »> ne devrait y avoir que des peuplades sau»vages, ou tout au plus de petits états; et alors » tu en serais le premier citoyen, le législateur : qui en serait plus capable que toi? Voilà le » désordre. Ce ne sont pas les intérêts com» muns, les moyens naturels, les lumières acquises, les talens divers, qui ont fait la société,

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1 Cette phrase absurde est la première de l'Émile.

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